La maitre machine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Lola et Alexis

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

LE MAÎTRE MACHINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

Où,

comme dans la fameuse strophe de Baudelaire,

est-il question d'infâmes araignées.

De cerveaux.

Et de barreaux, aussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 





 

 

1991

Alpes-de-Haute-Provence

 

Welcome to the machine

 

 


 

  Allez, ce soir encore, faut que ça dégringole !

  Cyprine, fée siphonnée des flots rétifs exaltés, arrose la vallée, des assiduités de ses fièvres ondées.

  Les villageois, organisés, ont déserté vite fait les vieux pavés inondés de Barcelonnette City. Direction les boiseries de leurs chauds chalets douillets.

  À trois lieues à peine du petit bourg alpin, enfouie au fin fond de la forêt, tout au bout d'un layon fraîchement labouré par les pneus d'une Wrangler, la silhouette lugubre d'une grosse bâtisse de pierres cisaille le crépuscule.
  Les ruines sombres d'un sanatorium.

  Des bourrasques, bien chargées, s'engouffrent au fond des ténèbres qui creusent la paroi abrupte du colosse obscur. En poussant des hurlements de Wendigo. Les vitres des rares lucarnes ne sont plus. Seuls leurs encadrements délabrés soulignent encore les reliefs, menaçants, de ces murs massifs.

  Qu'aucune lumière n'éclaire.

 

  Comme trop souvent en ce début de mois, l'orage de printemps s'est formé, entre chien et loup, au-dessus des cimes toutes proches. Et laisse à présent éclater son didact tonitruant, sous une chape bouchée des mauvais jours. Graphite veinée anthracite.

  Un long éclair illumine, sur le toit de l'inhospitalier, un grand dôme de verre, coiffé d'une fière antenne en croisillons d'acier trempé. Deux structures des plus modernes, au sommet de l’ancêtre vétuste qui, lui, vraisemblablement, date d’un autre lustre. Partout, autour de cette forteresse austère, sur le versant à pic, les mélèzes imposent leur multitude, noire et froide. Sauvage.

  Dans un raffut de fin du monde, le ciel s'embrase.

 

 

 

 

  Dans les entrailles du sinistre manoir, une salle aveugle. Aussi spacieuse qu'encombrée. Sculptures antiques, plâtres animaliers, toiles encadrées, bronze coulé, totem moqueur, tête de cerf naturalisée, anneaux de céramique, saxifrages, argiles cunéiformes de Bouchanières, gravures rupestres, artefacts alpins rituels, ex-voto et autres reliques catholiques ésotériques. Et des centaines et des centaines de bouquins qui gisent là, de partout, éparpillés par terre. L'antre d'un vieil archéologue désordonné. Et esthète féru de lettres, à n'en pas douter. Un acharné.

  La femme de ménage, elle, en tout cas, a démissionné.

  Un fil ténu crève l'obscurité. Un long néon cacochyme qui agonise, derrière un interstice rectangulaire, creusé dans une porte épaisse en fonte. Et le truc propage, en morse, des mini lames argentées. Flash. Noir. Noir. Noir. Flash. Flash. Noir.

  Dans la pénombre, un volume, plus sombre encore, parvient quand même à se dégager du capharnaüm. Un trône massif, archaïque, en pierre et bois d'ébène. Une pièce asymétrique unique, façonnée au XIIIe, pour le Sarkstrauss Kahn Premier, despote mongol, conquérant et sanguinaire, que l’histoire aura fini par oublier. Dieu merci.

  Un mec, assis dessus. Cinquante piges, ou pas loin. Vêtu d'un zentaï noir. Mince, et musclé fin. Pieds nus.

  Parfaitement immobile.

  Le fil ténu accroche une barbe chenue. Fournie d'une sacrée dose, sur trente centimètres environ, de poils soyeux, mais hyper mal taillés. Presque aussi blancs que les culs parisiens, l'été, au Touquet.

  Ses prunelles, eau de roche, braquées sur la porte close, unique accès à la pièce. La quantité, astronomique, de micro particules en suspension. Leur, remarquable, fixité. Hormis la respiration – trop régulière – du mec assis, aucun mouvement ne vient troubler la quiétude, sépulcrale, du lieu. Le silence y est limite irréel. Total.

  Au-dehors, pourtant, les éléments déversent, contre les vieilles murailles, leur furie arbitraire. D’une surenchère ininterrompue d'effroyables déchirures célestes.

  Le gars poireaute, là, comme ça. Depuis des heures. Des heures et des heures. Des jours. Des années.

  Il sait, cependant, que le temps est venu.

  Une certitude.

  Une remarquable, et inéluctable, certitude.

  C'est pour cette nuit.

  L'aboutissement de cinq longues.

  Cinq longues de plus, séquestré. Dans les tréfonds fétides de ce temple cynique.

 

 

 

 

  Abel est son nom.

  Notre mémoire, lacunaire, débute, hélas, par un tragique fait divers : L'assassinat, odieux, d'un nanti notable. Natif de Nuits-Saint-Georges.

  En 1961, le Bel n'est encore qu'un gosse de Dijon. Né d'un père tombé pour la patrie, sous les balles des nazis – nous aurons plus loin l'occasion d'y revenir, à ceux-là, ne vous en faites pas. Et d'une mère courage, absente, qui se tue à la tâche, huit jours sur sept, pour subvenir aux besoins, insatiables, de trop nombreux intestins. Qui crient toujours, et toujours plus, famine.

  La banlieue défavorisée. La zone.

  Un pupille de plus. Un pupille de rien. Dans la liesse et l'effervescence, débridées, de l'après-guerre. Pas de révolution sexuelle psychédélique, ou de balade transcendantale initiatique, aux paradis artificiels de Katmandou, pour Abel. Non, il est encore un peu tôt, dans le siècle. Pour ce gamin-là, aucun lendemain qui chante. À ses 16 piges, il se casse des Grésilles. Adieu, la laideur, abjecte, du béton nu. Adieu, le noir et blanc. Le voilà parti, en quête d'aventure et d'inconnu, sur les routes de la vaste Bourgogne. Il trouve bien vite des petits jobs. Jamais assez rémunérateurs. Mais précaires, toujours. Décochés à force de supplique et de labeur, dans les fermes et bourgs qu'il croise, au hasard de son chemin. Chagny et Beaune, Gevrey-Chambertin. La France paysanne, meurtrie, se reconstruit. Le Bel parcourt le territoire, à pied. Au gré des errances d'une vie de paria. Vagabonde et, perpétuellement, sans le sou.

  C’est durant cette période que s'en vinrent les premières conneries. Quelques innocentes rapines dans les gentilhommières, bourrées de pognon, auprès desquelles il campe, lorsqu'il est employé saisonnier aux récoltes vinicoles. Menus larcins inconséquents, qu'ils disent, les autres. Sans aucune gravité. Un peu le rodéo local. Ouais ouais. Jusqu'à la nuit funeste où, pris en flagrant délit de déprédation avérée, par son honorable patron Nuiton, viticulteur de profession, il se voit enfoncer, au plus profond de l'énorme estomac distendu d'icelui, la lame effilée d'un cran d'arrêt. Laissant, sur le coup, le pauvre gros moustachu bien plus feu que vif, baignant dans sa flaque dégueu, toute poisse, d'hémoglobine noire.

  La lame ? Jamais, jamais au grand jamais, il ne s'en sépare. Tu penses, il faut qu’il préserve, coûte que coûte, les trois avoirs, dérisoires, qu'il a pu capitaliser, au fil de sa misérable itinérance.

 

 

 

 

  Dès lors, Abel vit, stoïque, ses déjà si indigentes perspectives, parties toutes droites pour se gâter bon train. En ces âges obscurantistes, vois-tu, la peine de mort représentait encore une solution de répression de prédilection, pour les porte-glaives, caractériels et fantasques, de la Justice française. Somme toute, Abel aurait très bien pu achever, prématurément, cette course pitoyable, en décollation programmée.

  Mais un jury, inspiré, d’un verdict sommaire, et sans appel, en décida autrement.

  Pour l’accusé, bien sûr. Mais, en réalité, aussi, pour le destin de toute l’humanité.

 

 

 

 

  À vingt et un balais, Abel écopa perpète.

  D’un lancé de dé réglementaire, le condamné alla purger ses vingt-cinq premières années d’incarcération à Clairvaux. Dans un de ces lieux de perdition où nos belles démocraties, poussées ici à leurs limites les plus extrêmes, tombent le masque. Un de ces lieux dont on a tous entendu parler, mais que l'on préférerait ne jamais voir en vrai. Et, si on les a vus, s’empresser, au plus vite, d’oublier.

  Vingt-cinq piges.

  Période interminable, s’il en est. Durant laquelle, passablement lassé de sodomiser les mouches à longueur de journée, il se tapa plutôt, finalement, la collection complète des rayons de sa maison d'arrêt.

  Trois fois.

  Les classiques, de Machiavel à K. Dick. Roszac comme Gide. Verlaine et Mallarmé. Céline, qui se croit drôle, et Prétextat Tach, qui l’est.

 

 

 

 

  En 85, Abel était, depuis longtemps déjà, persuadé que cette petite vie ratée allait finir par s’achever, d’elle-même, entre ces quatre murs, aussi décrépits qu’infranchissables. Dans une suite infinie de journées toutes semblables. Dont seules les sempiternelles, et toujours sanglantes, rixes, et les, redondantes, tentatives d’évasion ratées, venaient troubler l’affligeante monotonie.

  Une âme, vingt-cinq ans durant, farcie de fantasmes. Nourrie de mauvais récits. Confinée dans le quotidien de ce zoo humain qui, par définition, ne pouvait être que le théâtre de toutes les absurdités.

  Ces carcérales années avaient forgé cet être, de tous oublié. Et elles engendrèrent, pour sûr, un monstre. L’étrange affliction que l’on devinait, au fond de ses iris, atones et cariés, notamment. Dérangeante, hypnotique, car impénétrable. Perturbante, car perturbée. Mais fascinante.

  Nul n’était bien capable de dire, en vérité, ce que ces pupilles fanées observaient. À moins qu’elles ne fussent, tout simplement, perdues, dans l’abyssal inconnu de cet esprit irrémédiablement ruiné.

  Lorsque le verbe franchissait l’ourlet de ses lèvres, aussi. Logique, et calculé. Toujours mesuré. Aucun sentiment. Jamais.

  Le peloton de matons s’était, au fil des années, habitué à ce détenu distant et discret. Abel faisait partie des murs. Partie intégrante. Gardiens demeurés, comme l’exige leur fonction, et codétenus secoués, ainsi que le veut leur condition, s’attendaient, eux aussi, à voir ce longiligne barbu solitaire vieillir, puis, un jour ou l’autre, crever. Tout seul, dans sa cellule insalubre, humide, et minuscule. Sous le regard, navré, de ses cinquante et une colloques drosophiles.

  Voilà, ça aurait fait partie du cours logique des choses.

  Aussi, en furent-ils tous d’autant plus surpris, ce matin pluvieux de juin 85, lorsque deux troufions, déguisés, se présentèrent au parloir. Nos gaillards portaient de clinquants complets amidonnés, ton pigeon, taillés sur mesure. À la capitale, à coup sûr. Mais les rondes aviateurs fumées, les brosses caricaturales – Maverick & Ice – et, plus que tout, leur musculature, anormalement saillante, elles, ne leurraient personne. Absolument personne.

  Une première, une toute première visite. En vingt-cinq piges. Vingt-cinq.

  Personne ne sut, plus en détail, ce que fut le contenu de cette entrevue imprévue. Mais les deux émissaires mystères revinrent. Une fois. Puis une autre, encore.

  Abel, taiseux, comme de coutume, éluda les cent questions des prisonniers secoués, comme toutes celles des matons demeurés, quant à la raison de ces intrigantes réunions.

  En octobre de la même année, le directeur du vieux pénitencier – un petit bouc roux boudiné très laid – reçut, par voie recommandée, une ordonnance, émanant tout droit du Palais. La ministérielle missive rogatoire, émaillée comme il se doit de son lot abasourdissant de fautes d’orthographe (Il est notoire, dans ce milieu, qu’on ne peut retenir, à la fois, et le Code pénal, et le dico, faudré quand maime pas daiconné) l’avisait que le condamné Abel X – dont, de facto, l’identité complète n’avait jamais été répertoriée par les bureaucratiques registres administracojudiciaires hexagonaux – serré transférer souppeux dent une sentrale flambant neuve, spécialisée dans les traits longues pennes.

  Sans, pour autant, qu’aucun détail de plus ne fût divulgué, sur la destination exacte du sus prénommé.

  Familier depuis 17 ans de la prose procédurière, et admirablement hermétique, sinon grammaticalement correcte, de sa chère hiérarchie, le petit directeur laid n’en prit point ombrage. Et il organisa, promptement, le départ d’Abel X.

  Puis, à Clairvaux, jours, mois et années passèrent. Et ses subordonnés, comme lui-même, dans le défilé continu d’allées et venues, et celui, affligeant, des récidivistes chroniques, oublièrent, jusqu’à l’existence même, de ce grand bonhomme énigmatique.

 

 

 

  Abel fut transféré, les yeux bandés, dans une banale bétaillère bleu-noir, pas banalisée du tout, lors d’un long et cahoteux voyage au frais. Sur des départementales qui n’en avaient que le nom : sinueuses, accidentées, et peu avares en dénivelés. Pas vers un hypothétique nouveau pénitencier, non. Mais dans un centre de recherche isolé, situé sur les contreforts arctiques d’une vallée escarpée. Un sanatorium alpin d’avant-guerre, tombé un temps en désuétude, puis reconverti, depuis peu. Dont seuls 38 sujets vivants, sur l’ensemble du territoire, se souvenaient encore de l’existence. Et, sans doute moins de la moitié étaient, à ce jour, informés de la nouvelle activité.

  Les visites, aux contenus constitutionnellement confidentiels, avaient eu, pour seul et unique objectif, de recevoir l’accord signé de ce pauvre diable – que la chance semblait avoir, une fois pour toutes, abandonné – à ce qu’il s’implique, comme cobaye aveugle, dans une série d’expériences totalement inédites. Et donc, forcément, potentiellement dangereuses. Pendant rien de moins que 10 années. En contrepartie, à terme, de sa liberté. Hum. Une étude, frappée du sacro-saint sceau républicain du secret d’État. Diligentée par une ambiguë, et souterraine, instance. Gouvernementale. Ou pas. Dont, en tout cas, Tonton himself, Monsieur renseigné pourtant, n’eut, lui-même, jamais vent.

  Abel craignait, à la manière ô combien cavalière dont le projet lui avait été présenté, que ses chances de s’en tirer vivant, au bout du compte, ne fussent, en vérité, aussi minces qu’une pauvre feuille OCB. Consumée.

  Mais bon, avait-il fini par trancher : tout, absolument tout, valait mieux que de croupir, sans espoir de sortie aucune, entre ces quatre murs répressifs, caustiques, spartiates, et, surtout, complètement dénués d’intérêt. Qui lui rongeaient l’âme, petit à petit, à petit feu. Personne ne pourra dire le contraire.

  C’est ainsi qu’il put découvrir ce lieu étrange. Que ses occupants avaient, un peu pompeusement, baptisé le Dock 7 .

 

 

 

 

  Dès son arrivée, on lui alloua une piaule qui, comparée au cachot moisi au fond duquel il venait juste de végéter durant deux décennies et demie, affichait les fières dimensions d’un hangar à long courrier. En tout cas, la pièce disposait d’un espace repas, pas trop trop riquiqui, et d’un coin WC, pas trop trop souffreteux.

  À son égard, ses nouveaux tôliers y avaient aménagé un gros plumard, bien plus confortable que le monolithe, lamentable, du pénitencier. Ainsi qu’une espèce de fauteuil préhistorique biscornu, en pierre, rembourré et recouvert d’un cuir noir épais, tout craquelé. Probablement chiné dans une décharge.

  Traînait là, itou, un plâtre, bien foutu, de Phénix, grandeur nature, remisé dans un coin obscur. Et une large bibliothèque, en pin, sur laquelle s’alignaient des rangées, complètement désassorties, de bibelots bizarroïdes, qu’on aurait pu croire ramenés d’expéditions lointaines. Et, aussi, tout plein tout plein de bouquins. Des piles encore plus hétéroclites que celles qu’il avait déjà pu dénicher, au zoo. Des manuscrits sans âge, fatigués, reliés pleine peau. Assurément rares. Un Pentateuque, des titres abstrus, d’autres en araméen nouveau, qui rayonnaient, pêle-mêle, avec de vulgaires folios. Des fanzines, forcément stupides, et autres éditions, aussi diversement contemporaines que diversement divertissantes. Une pléiade si composite, si érudite, que l'on aurait pu même s’attendre, sans s’en étonner, à y dénicher, d’un de ses sombres quartiers, deux tablettes Naacal et quelques feuilles cornées du Necronomicon.

  Et, assez régulièrement, ses nouveaux geôliers enrichissaient, encore et encore, cette vaste et intarissable mine bibliophilique. Aussi, Abel s’en accommoda-t-il facilement. Comme il s’accoutuma, rapidement, à l’odeur, ancrée, de renfermé. Et à l’absence, flagrante pourtant, de fenêtre. L’embryon malade de lucarne pygmée, à barreaux rouillés, de son vieux cachot défraîchi, donnait, de toute façon, sur un impérieux mirador de briques écrues intégralement coiffées d’effrayants barbelés, qui restreignaient, quelque peu, son point de vue. Autant, d’ailleurs, que tout supposé état d’esprit libertaire qu’il aurait pu, d’aventure, y puiser.

 

Chapitre 2