La maitre machine

26  

Internat des libellules

 

The Piper at the Gates of Dawn

 

 


 

  Tohan Neuf se dresse, raide, et bras croisés. Juché tout au sommet d’un haut morne, qui surplombe une mégalopole d’un million d’âmes. Sous une nuit dégagée, illuminée de ses quelques milliards de constellations scintillantes, le bras d’Orion percute la ligne d’horizon, dans son éternelle révolution pyrocristalline.

  Sous le firmament, superbe, poussent de très très laides enfilades, trop régulières, et trop sévères, de petits cubicules résidentiels, d’à peine deux ou trois étages, en béton tout gris, tout nu.

  Malgré l’heure tardive, les phares, et feux anticollision, de nombreux véhicules autonomes, errent, encore, dans un écheveau, trop uniforme, de ruelles perpendiculaires, grillagées. Un enchevêtrement géométrique, tracé rectiligne, qui évoque, dans l’obscurité, une carte mère à taille de titan. Et en surchauffe.

  À l’ouest, six mégabuildings, à l’aspect très inquiétant. Des pyramides post néo Bauhaus, qui déploient leur noirceur, monumentale, sur le flanc de la colline du Bloc 17. Quelques centaines de grelots lumineux, essaimés, se cherchent, dans le néant de verre, aux parois de ces monstruosités baroques bétonnées.

  Au loin, traçant les limites, manifestes, de la cité, une lisse bande, horizontale, d’une vive incandescence. La largeur d’une autoroute à 4 voies. Qui court à l’horizon, et nimbe les ténèbres d’un grenat irréel, et dérageant.

  Et, au-delà de cette étrange, et inviolable, frontière artificielle, une étendue, infinie, de sable. Et de cendres.

  Rase, sombre et morte.

  Les vestiges, amnésiques, d’un autre monde.

 

 

 

 

  Le jeune Tohan Neuf fixe la lune, basse et pleine. D’autres s’étonneraient, avec raison, des nombreux reflets, irisés, qui y miroitent, par intermittence, influant une vie, pour le moins inhabituelle, au vieux disque tout gris. Comme ils seraient, sans doute, tout autant frappés par les arcs blancs, brefs et puissants, qui s’en élèvent. Aiguillés droit sur terre, à intervalles, réguliers, de neuf minutes, précisément.

  Mais Tohan, du haut de ses quinze ans, n’a jamais connu notre satellite naturel vraiment différent, que tel qu’il le voit cette nuit. Aussi, ne s’en soucie-t-il pas plus que ça. Pour tout dire, ses pensées sont orientées radicalement ailleurs. Sur la jolie nana, de tout juste deux ans son aînée, répondant au doux patronyme d’Iliah Sept, qu’il croise, quotidiennement, dans l’enceinte de son bahut.

  Son bagne-u.

  Enivrante beauté wagnérienne. À qui il n’a, toutefois, hélas, encore jamais adressé la parole. L’interdiction de tous échanges, quels qu’ils soient, entre genres, est formelle. Voulue incontournable. C’est l’une des cent règles phares à retenir, par cœur, pour tous les pensionnaires des Libs. Et ce sont les mêmes, dans toutes les autres maisons d’enfants de la cité.

  Leur dessein, c'est d’éduquer, enfin correctement, une génération. Une génération complète. Celle née durant les saisons, difficiles, qui suivirent l’an Ø. Le grand merdier généralisé, que les pans ont baptisé le Grand Recommencement .

 

 

 

 

  Tohan n’a jamais rien connu d'autre que les rues, aseptisées, de sa cité. Du temps de sa prime enfance. Puis, dès ses dix printemps, les couloirs morbides, les salles d’éducation stériles, et les dortoirs, redoutables, de sa taule.

  Dix piges, l’âge auquel tous les gosses de la cité sont séparés de leurs pans. Arrachés à leur vie d’avant, sous l’égide des nouvelles lois. Les lois érigées les premiers temps du Grand Recommencement. En vue de bâtir une société meilleure, qu’ils disent.

  Sur les ruines, encore fumantes, de la précédente.

 

 

 

 

  Si ses cours d’histoire en avaient fait état, Tohan aurait reconnu, sans mal, dans ce qu’il aperçoit, tout autour de lui, l’apanage crispant, les stigmates grinçants, comme la symbolique putride, des totalitarismes décadents. Et, à chaque instant, le martèlement, tout proche, des jackboots. Les angles spartiates, conformistes, crétinisants, symptomatiques, des véhicules, du dessin du mobilier urbain, de chaque architecture, de l’agencement même des artères de la cité. Les habits martiaux, emblématiques, qui prolifèrent, sur gamins comme adultes : rien que des uniformes de travail, aussi fonctionnels qu’impersonnels. Et des combis de sport, sponsorisées. Mais pas moins normalisées. Tous prisonniers du joug, archétypal, écrasant, de décrets liberticides, pénibles. Stricts commandements, parfaitement imbéciles. Auxquels tout un chacun doit, assujetti, consentir. S’imaginant, de cette manière, assurer, à peu de frais, sa sécurité. Et celle des siens. Du soir au matin.

  Dans les gigantesques tours monde, baignées d’une pâle lueur sang, sinon noyées dans les ténèbres. Qui abritent, ou asphyxient, chacune, des dizaines de milliers de pans. Reproducteurs anonymes, et sclérosés.

  Enfin, dans le dépouillement ordinaire, embarrassant, des rares arbres, rachitiques, qui projettent la pénombre de leur agonie décharnée, sur les principaux axes routiers.

  Ici-bas, aucun néon clignotant n’anime plus l’obscurité. Seules subsistent les sporadiques leds fixes des veilleuses des bâtiments administratifs. Qui lâchent, chichement, dans la nuit, leurs bien sinistres, et cinabres, orbes inactiniques.

 

 

 

 

  Ce monde, ascète et parano, ascète car parano, d’où, excepté le sacro-saint turbin, excepté l’idole sport, toute forme d’occupation physique a été, purement et simplement, bannie. Ce monde s’est doté, pour parvenir à ses sombres fins, d’une armée noire d’irréductibles mercenaires robotisés. Sous forme d’infatigables drones-espions autonomes. Des sphères d’onyx, de trente centimètres et quelques de diamètre, qui lévitent, à hauteur d’homme. Des boules de bowling, en sustentation. Pourvues, en leur péricentre équatorial, d’un objectif de caméra, moiré de vilains reflets rubis, à capteurs à spectres en tout genre. D’ultraviolets à infrarouges, thermiques à amplification photonique, isoaugmentés, Geiger, Lidar double phases croisées, scanner à molécules odorifères, et j’en passe et des meilleures. Leur blindage, noir de noir, est crénelé de cent sondes, discrètes, aux formes plus alambiquées les unes que les autres, tellement disgracieuses, qui streament, chaque nanoseconde, une infinité d’informations, compliquées, vers un réseau désincarné, dont plus personne ne peut prouver l’existence. L'existence physique.

  À la fois maîtres despotes, police incorruptible, juges intransigeants, mass médias monomaniaques, et mémoire indéfectible, de la cité toute-puissante. Seuls ceux qui les contrôlent parviendraient, peut-être, à expliquer de quelle manière ces sales appareils coercitifs sont alimentés. Ou comment ils parviennent à se mouvoir, à une monstrueuse vitesse de pointe d’épervier diarrhéique en piquée. Sans faire plus de bruit qu’un gros colibri ballonné. Ou, encore, de quelle façon leur alliage, unique, parvient à encaisser ces poussées radicales, impossibles, de cent quinze gravités. Putain !

  Et, oui, tant qu’à faire, ces féroces gardiens neurasthéniques ont également été équipés d’un digne successeur du taser : deux fines épines, longues de juste quelques millimètres, d’où émergent des saloperies de petits arcs électriques elliptiques, intempestifs, tout blanc. Qui disciplinent, ou éliminent, d’un seul coup d’un seul, toute ombre de velléité de rébellion. Et, ceci, à plus de vingt mètres. Sans déconner.

  Dans ces conditions, les ex-gentils petits chienchiens décérébrés du pouvoir, ces tristes pitres de flics en uniformes, et autres CRS S.S., n’ont plus, ici, aucune raison d’être. Pensez : les milliers et milliers de vidéos cultes, diffusées 24 heures sur 24, sur l’afternet, l’intranet de la cité, qui ne relaient que les horribles forfaits, filmés, de et par ces aéronefs hardcores.

  Avertissements à peine vernis de didactique. Savamment entrecoupés de pubs ciblées, affligeantes d’idiotie, pour nouvelles lotions cosmétiques, toujours plus photoshoppantes, godemichets taille unique, derniers bidets connectés et ristournes sensationnelles d’automne sur neurones personnels amovibles reconditionnés.

  Tout doit disparaître, au plus vite.

 

 

 

 



  Ceux qui ont érigé cette mastopole abjecte, paumée dans l’immensité vide d’un territoire, sec et nu, consumé, ont eu l’obsession, mégalomaniaque, de créer, quoi qu’il en coûte, un nouvel âge, exempt des erreurs passées. Exempt de ce libéralisme absolutiste, désinhibé, inadmissible, qui entraîna l’annihilation, catastrophique, de leur civilisation.

  Mais, n'ont-ils pas omis, dans leur volonté de bien faire, de prendre en compte l’attrait d’ailleurs, de l’inconnu ? Le sel de la vie, le réflexe atavique, fondamental, qui, en d’autres temps, répandit l’espèce, tout autour de la planète ?

  Le Possible.

  Le Grand Peut-être.

 

 

 

 

  En deux décennies de ce statu quo forcené, le grondement sourd de la révolte se mit à vibrer, aux oreilles des habitants de l’immense ville fermée. Malgré la terreur, animale, qu'inspirent les sales drones. Malgré les tentatives, réitérées, de désinformation, pratiquées par école, et médias, qui clament, à tout va, et à qui veut bien l’entendre – surtout – que toute forme de vie a été éradiquée de la carte, au-delà des frontières.

  Ont alors commencé à se propager comme certaines formes d’idées subversives, devenus légendes urbaines. Système heuristique, dérivant du dogme.

  Progressivement.

  Le bruit court que de lointaines et vacillantes lueurs auraient été aperçues, sur la ligne d’horizon, par nuit claire. Bien au-delà des limites de la mégalopole. Naissent, alors, dans l’imaginaire anoxémique de tous ceux qui partagent ces convictions, factieuses, à mots couverts, ou se croyant dissimulés dans les méandres noirs du réseau électronique, des caravanes nomades, traversant ces terres désertiques, réputées mortelles, car irradiées. Et d’autres villes, fantasmées, édifiées ailleurs. Après le Grand Recommencement.

  Rien que d’illusoires châteaux en Espagne, leur rétorque-t-on, de long en large, par voies officielles. Mais la multiplication de ces axiomes, persistants, d’une vie de cocagne, possible, en périphérie, n’est, en réalité, que le sommet visible de l’iceberg. Le terreau, fertile, de la rébellion. La volonté de savoir s’étend, irrépressible. Beaucoup rêvent d’organiser, tantôt, une expédition. Dans les mondes brûlés. Au-delà des terres de poussière.

  Dans l’inconnu.

  Bien que la Loi défende, à quiconque, de franchir la frontière. Sous peine d’éradication ferme. Et l’highway écarlate, chargé de dizaines de milliers de volts, qui incarne icelle, infranchissable et mortel, annonce d’emblée la couleur. Et éduque, de façon radicale, et définitive, les éventuels récalcitrants qui n’auraient pas tout à fait bien saisi.

  La reconstruction d’un monde meilleur, qui offrira, à l’espèce, son salut, malgré elle.

  Malgré elle.

 

 

 

 

  Seulement, voilà : le désir d’ailleurs est plus fort. Plus fort que tout le reste. Et, comme une épidémie des plus virulentes, la rumeur s’est répandue, à travers le Cloud du cybermétroespace : cette nuit, il est temps de passer, enfin, à l’action.

  Le Parti des Seize, le groupuscule d’excédés. Ils vont tenter de court-circuiter, par tous moyens, le grand tapis-enceinte. Pour permettre, à tous ceux qui le voudront, de s’émanciper, enfin, de leur cloître concentrationnaire contraint.

  Les choses pouvaient être différentes.

  Elles devaient l’être.

  Et elles allaient l’être.

 

 

 

 

  Tohan n’a jamais échangé, aucun mot, avec Iliah.

  Jamais.

  Mais, il n’en est pas de même, des codes communicationnels non verbaux, tout à fait atypiques, que ces deux-là ont réussi à instaurer, entre eux. Dans les subtils regards qu’ils s’échangent, et les quarks qui fusent, alors, de leurs corps, en pagaille. Lorsque, chaque jour, ils se croisent, dans le pensionnat. Depuis des années et des années, quelque chose d’irrationnel, furtif, muet, a pris forme, entre les deux ados mutiques. Quelque chose de pseudotélépathique. Quelque chose de franc. Un truc psy, chimique. Qu’aucun d’eux n’a d’ailleurs partagé, avec qui que ce soit d’autre.

  Jamais.

  Le jeune Tohan sait, aussi, qu’Iliah l’a maintes fois observé, perché, comme ce soir, sur sa colline, à l’arrière des Libs, depuis l’une des hautes fenêtres à barreaux des dortoirs des filles.

  Il sait, enfin, qu’elle a pigé, lorsqu’il l’a aperçue, cette aprèm, parmi les trop sages pensionnaires, déambulant en file indienne, que son discret signe de tête signifiait une invitation, silencieuse, à l’accompagner.

  Cette nuit, ce sera le premier, et, peut-être, l’unique – qui sait   ? – grand exode de la cité.

  Perdu dans sa géométrie interne, il calcule le temps qu’il lui faudra, approximativement, pour atteindre, à pied, le tapis à haute tension. Boosté par cette soirée qui s’annonce, assurément, aussi singulière que périlleuse, il attend Iliah. Lui laisse encore cinq minutes, les dernières. Il a déjà pris la décision de filer, sans elle, si jamais elle ne le rejoignait pas. Le cœur lourd, devant le cruel dilemme. Mais convaincu de tenter l’aventure. Coûte que coûte.

  Une vie différente, inconnue.

  Un là-bas .

  Il ne perçoit qu’une seconde trop tard le mouvement, fugitif, à sa droite. Suivi de près d’un courant d’air artificiel, qui ébouriffe ses mèches brunes. Et se retrouve piégé, sans possibilité de fuite aucune, lorsque le drone redouté s’immobilise, cinq pieds devant lui. Sa sale lentille menaçante pointée, pile entre ses deux yeux. Un frisson au fréon cryogénisé lui tord l’échine, tandis que ses pensées se bousculent, pêle-mêle, sous sa boîte crânienne. Tohan sait que sa présence ici, à cette heure avancée, est formellement prohibée. Qu’aussi, toute tentative d’échapper à cet habile chien de garde tronique s’avérerait, par essence même, futile. Et se solderait, immanquablement, par, au mieux, un douloureux tir d’engourdissement. Qu’il n’a, du reste, aucune, mais aucune chance, d’esquiver.

  Le bourdonnement qu’il entend porte d’ailleurs la signature, très caractéristique, des rotors internes à POP [2] qui s’alignent. Et laisse présager que l’horrible chose va ouvrir le feu, sous peu.

  Une brindille craque, à l’extrémité droite de son champ auditif. Et il voit, au même moment même, la très sphérique masse noire plonger, puis se fracasser violemment, par terre. Dans un bruit mat consternant. Percutée de plein fouet par une grosse bûche de chêne, projetée, d’une jolie précision, par Iliah qui, sans un mot, l’entraîne, par la main, à travers les prés chantants.

  Ça y est ! Ils prennent la clef des champs. Foutent le camp, tous les deux, pour toujours, de leur malsain carcan scolaire. Exit, la caverne platonique, les voilà partis pour Croatan.

  Tout droit, en tous cas, en direction du tapis électrifié.

  Il suit l’égérie damnée de ses amères veillées. En s’efforçant, quand même, de ne pas trop trébucher, sur les reliefs inégaux du terrain, plutôt accidenté. Tâche rendue ardue par le rythme, soutenu, imposé par la belle.

  Tohan ne peut résister au désir, impétueux, de détailler son corps. Une fois encore. Son regard se cristallise, obligé, en tout premier, sur les interminables bouclettes carbone qui explosent, en exquises ondulations, à chaque appui qu’elle prend, dans sa course débridée. Svelte est sa courte silhouette, sculptée de muscles fins qui saillent, à peine, sous son derme splendide. Dans ses mouvements ensorcelants, ses courbes, déjà généreuses, se dessinent, sous l’androgyne tunique noire. Austère styliste, qui mériterait des baffes. Ses cuisses, fermes, galbent même le droit pantalon réglementaire. Sa peau de pêche, hâlée et duveteuse, luit, le long de ses bras et son cou nus. Abandonnant dans son sillage une traînée, subtile, de musc fruité. Ses joues, encore pouponnes, contrastent avec le regard volontaire, décidé, limite conquérant, qui révèle, en elle, la femme, non plus l’enfant, qu’il a croisée cinq ans auparavant. Et qui est resté gravé fort, depuis lors, dans sa jeune âme.

  Ils dévalent, en trombe, la colline. Enjambent les fougères synthétiques. Emportés par cet espoir, si absolument irrationnel, qu’est celui d’une vie meilleure. Tout autant que par la peur, primale, phobique, qu’à chaque instant leur rêve fou puisse être balayé, d’un coup net et définitif, par l’une des affreuses sphères opiniâtres. Qui pourraient les repérer, et les électro zigouiller, dans un crochet acrobatique dont, elles seules, ont le secret. Et tout ça le temps d’un simple battement de paupière. Mais le sort semble être, dans l’immédiat, de leur côté. Et, au terme d’un petit quart d’heure de jogging, freins cassés, ils stoppent, enfin, tous deux haletants, leur cœur battant en chœur une chamade de tous les diables, devant le tapis grésillant.

  Le fleuve d’électrons vermillon s’étire, d’est en ouest, à perte de vue. Tout le long de l’avenue du Grand Chaudron. Sa maille de titane, torsadée serré, épaisse et incandescente, irradie les ténèbres d’un désagréable halo coquelicot. Chaque dix ou quinze mètres, de l’obscurité, surgissent d’autres silhouettes d’insurgés. Des pans, pour la plupart. Tous ces hommes et ces femmes, épris de liberté, qui se tiennent immobiles, là, à, à peine quelques pas, du long ruban. Farouchement indécis : Aller de l’avant entraînerait, fatalement, une électrocution instantanée.

  Le temps semble, un temps, suspendu.

  Pas longtemps.

  BADABADABOUM ! Deux violentes déflagrations secouent l’air, puis le sol, sous leurs pieds. Suivies d’une rapide sinusoïde sismique. Le toit tout entier d’un bloc, grand comme un immeuble de vingt étages, vient de se désintégrer, à 300 mètres d'eux. Pas loin de la statue de Pan, et des piscines autosuspendues. Dans un pur style vertical Fukushima Daiichi 1, avec embrasement CEVESO seuil haut.

  Tohan empoigne les épaules d’Iliah. Un peu trop fort. À peine ont-ils le temps d’apercevoir le début d’incendie, spectaculaire, et le gros nuage de fumée noire, enfler, au-dessus du building décapité, que leur attention redescend, direct, sur terre. Gagnée par le clignotement rapide du réticule rouge sang : le générateur, qui fournit l’énergie utile à celui-ci, ou bien l’un de ses composants, vient d’être anéanti, c’est clair. La frontière meurtrière est en train de perdre de sa puissance. Devraient s'ensuivre son intégrité. Et, par là, sa fonction même.

  Il faut agir, et vite. Il ne fait aucun doute que ça ne durera pas indéfiniment. Une centrale électrogène de secours va, à la volée, assurer le relais. C’est couru d’avance. La largeur du ruban est telle que ça prendra, même à un bon sprinter, une bonne longue dizaine de secondes, pour le traverser. Et, qu’une fois lancé, nul retour en arrière ne sera envisageable. Si le courant surpuissant reprend sa course endiablée dans l’épais maillage fixé à terre, le résultat ne sera, certainement, pas beau à voir. Pas jojo du tout, même.

  Mais, bon, il n’est plus vraiment temps de tergiverser, là. Go ! En une marée humaine, Iliah, Tohan, et des centaines et des centaines d’âmes, s’élancent, synchro, dès l’extinction totale avérée du revêtement incandescent.

  Le temps, l’instant d’avant en suspens, semble, du coup, maintenant, s’étirer. Sans limites ni fin. Un cauchemar, des plus flippants, où on avance, en boucle, vers une saloperie de porte inaccessible, à qui il a pris la fantaisie de s’éloigner, sa mère, à chaque nouveau pas qu’on fait.

  Les deux ados fendent l’air, de longues foulées désespérées. Côte à côte. Iliah, quoique légèrement plus courte que Tohan, gagne, peu à peu, sur lui, quelques centimètres précieux. À l’instant précis où elle atteint l’extrémité extérieure du Styx, un éclair horizontal, plus rouge que rouge, sature les bas éthers. Immédiatement suivi d’un concerto, hallucinant, de hurlements lugubres déchirants. Formé de dizaines, et de dizaines, de voix décomposées. Et d’une épouvantable odeur de roussi. Un ultime saut d’athlète grecque la jette, in extremis, à terre. Allongée sur le ventre, en appui sur ses coudes meurtris, à bout de souffle, elle se retourne.

  Et, ses yeux, alors, se décrochent.

  Dans son cortex s’immiscent, d’un seul coup d'un seul, un milliard d’influx électriques qui, en plus d'être clignotants, se révéleront persistants. Longtemps.

  Le tapis a retrouvé, instantanément, son intensité originale, ordinaire, et redoutée. Comme un écran géant, monochrome, couché sur le flanc, que l’on viendrait de rebrancher, à l’instant. Et qui fard, de son aura amarante insensée, le champ visuel. Dans sa totalité.

  Des centaines et des centaines de corps hurlent, tandis que des arcs bleuâtres crépitent, autour d’eux, comme autant d’orvets venimeux, malicieux, en pleine montée d’amphètes. Eux surgissent de partout du sol, gnaquent leurs malheureuses victimes aux chevilles, aux tibias, ou, comme des sales traîtres, aux couilles. Les pauvres s’arquent, se cambrent, dans des Moonwalks terribles. Puis se disloquent, sous l’étau insoutenable des kiloampères. Pantins désarticulés délirants, animés de mouvements catatoniques défiant, sans aucune pudeur, les vieilles lois établies de l’ossature sapiens. Des râles gutturaux, affreux, raisonnent dans la nuit rouge. Le feu ravage, en vagues, ces formes cauchemardesques, démantibulées, et friables. Les membres cramés, trop vite consumés, noircis, se détachent. Arrachés, dans d’ultimes et horribles soubresauts musculaires, par la puissance, spectaculaire, qui, en zigzag, les transperce. Des entrailles, abominables, sont projetées à terre, en violentes descentes d’organes. Vite converties en épais bouillon effervescent. Un globe oculaire, éjecté net de son orbite source, s’élève, dans un cheminement ascendant, verticalement parfait, pour atteindre une altitude, prodigieuse, abusée, de 163 centimètres de haut précisément. Avant de retomber s’écraser, plaf ! comme un pauvre œuf au plat raté, impie et lamentable, sur le pif, en charpie, contrarié, de son hôte énucléé. Premier essai abouti, répertorié, d’homobilboquet. Tragique. Les charpentes fumantes sont encore, un temps, secouées de spasmes réflexes navrants, et parcourues d’étincelles irisées. Tohan, hélas, compte parmi les innombrables victimes. Fauché, dans sa tendre jeunesse, à même pas un pas de la fin du tapis.

  À même pas un pas de la liberté.

  Iliah ne peut que détourner les yeux, dans une plainte déchirante, lorsqu’elle voit le bras, en feu, de son jeune pote muet, se désolidariser, net, de son trognon d’épaule naturelle, d’un craquement sec. Puis se lancer, d’une trajectoire détachée, suivi d’une belle gerbe de tisons incandescents, avant de se crasher, tout près. Souillant, obscène, le sable immaculé.

  Une éternité durant, elle reste allongée à terre, non loin du ruban mortel. Complètement incapable, ne serait-ce que de reprendre son souffle. Tétanisée, elle plurle, suffoque, hyperventile toutes les trois secondes et demie. Perçoit encore, dans un état semi-conscient, le chœur des Walkyries dément, qui mue, decrescendo, d’un requiem de geignements malsains. Puis laisse place, par plages, au silence. Au moins tout aussi angoissant. Total morbide.

 

 

 

 

  Iliah a dû perdre, un temps, connaissance. Parce que lorsqu’elle entrouvre ses paupières toutes rougies, l’aurore naissante caresse le désert, de sa clarté pourpre. Elle se redresse, bien engourdie, puis jette un regard fugace, effrayé, sur le fleuve écarlate qui vrombit, dans son dos. Mais n’y trouve aucune trace de la terrible transe meurtrière à laquelle elle a assisté, quelques heures plus tôt. Les restes électrodéchirés, cramés, disloqués, puis, finalement, intégralement réduits en cendres, ont dû être aspirés, entre les mailles. Ou émiettés en particules élémentaires, aux quatre vents tièdes, qui balaient maintenant la pampa. Nulle trace, non plus, du fulguropoing cheap de Tohan. Sans doute digéré par les sables. Elle le cherche, un instant, des yeux. Puis préfère, rapidement, occulter ce souvenir encore trop frais, et si parfaitement terrifiant. Elle observe, un moment, sa cité, au-delà du ruban. L’immeuble raboté crache, toujours, une fumée noire, pâteuse, qui s’élève, au ralenti, dans l’atmosphère. Et y diffuse une vieille odeur, âcre, de ferraille fondue. Où qu’elle regarde, c’est le seul signe perceptible de la nuit démente qui vient de s’écouler.

  Iliah Sept est seule, et totalement démunie.

  Le néant s’ouvre devant elle, à l’infini.

  Empreinte d’une détermination de pierre, elle entreprend, alors, d’avancer. Titubante, le cœur serré. Droit devant. Parée de son strict uniforme noir, aux couleurs des Libs, et chaussée d’une simple paire de tennis, assortie, elle s’éloigne, à chaque nouveau pas, du seul univers qu’elle n’ait jamais connu.

  Le long de ses joues pâles, des gouttelettes affluent.

Chapitre 2
Chapitre 4

[2]   Protogélatine d’Oxygène Pilé