La maitre machine

1er avril 2057

Isenhar

 

High hopes

 

 


 

  L’alarme criarde a retenti, en boucle, dans les longs couloirs. Attention, ceci n'est pas un exercice. Ce soir, deux négociants ne sont pas rentrés. Et, comme si ça ne suffisait pas, un message radio, inhabituel, a été émis de la baie. Répété sur petites, grandes ondes et fréquences modulées. Bien entendu intercepté par les hautes oreilles de la cité. Ça disait : «Les extérieurs sont tous invités à se regrouper pour le 1 er mai. Ce sera notre jouante à nous. Celle de notre liberté retrouvée. Tout le monde se doit d’être là. Je répète : ici Aposphélo. Ici Slex. Tout le monde doit regagner le bercail, et sans délai».

  Les négociants ont réapparu, eux, le lendemain. À l’aube. Un petit peu sonnés. Alors, le tout Har, indisposé, les oreilles qui sifflent, se réunit en séance extraordinaire, dans le grand amphi rutilant de verre et d’argent, pour écouter ce que les deux découcheurs peuvent bien avoir d’intéressant à raconter. Accompagné d’un Bouledogue fat empoté, à l’électroencéphalogramme manifestement plat, le petit homme moustachu las sans ego, l’air lessivé et tout abasourdi de se retrouver, ainsi, propulsé au centre de l’arène, affiche le rictus le plus sombre qu’aient jamais répertoriés, en leur temps, les registres, exhaustifs pourtant, de l’Actor’s Studio.

  – Hum. Encore trente bonnes secondes à faire silence. Les quintes de toux habituelles cessent, peu à peu. On entend, désormais, les mouches mutantes voler. Et quelques irrépressibles météorismes barbouillés. De ceux qui fouettent. L’intervent, lui-même, est maintenant suspendu à ses lèvres.

  – C’est la guerre !

  Le gars, il annonce ça comme ça. De but en blanc. Avec sa voix flûtée d'eunuque enroué. Une vague de cris surpris traverse la grande assemblée. Un bruit, sourd et mat, annonce une apoplexie. Le petit homme moustachu las sans ego poursuit, tandis que son débris de compagnon, en coma neurocognitif avancé, le regard désespérément pas là, se fourre, sans vergogne, le majeur gauche dans le nez. L’innocence aux mains pleines.

  – Les enfanges envisagent main mise, exhaustive, irréductible et immédiate, sur l’alguerie. Et sur la voie ferrée.

  David, le gros roux barbu bourru, le grand boss des alguiers, se fend, dans son coin, d’un franc pain, qui fait voltiger, dans un son tintinnabulant, une énorme baie vitrée, en 8354 jolis petits confettis dorés.

  – … Et c’est pas tout. Notre inflexible Slex exige aussi, tant qu’il y est, le contrôle total du dispositif SOLAR [24] . C’est son ultime condition. Non négociable. Je le cite texto.

  Une salve de «Ho», accompagnée de cent plaintes indignées.

  – Qu’est-ceeeu que c’est que cette histoire ? tonne Anton, le baryton.

  – Ces azimutés sont déjà plus d’un millier, sur place. Et ils en attendent encore au moins autant, à ce qu’il paraît. On n'a rien vu venir. Ou, plutôt, on n'a rien voulu voir venir. Et je parle, vous le savez très bien, de nous tous.

  Les plaintes indignées muent, de suite, en brouhaha discordant. La foule collet monté s’agite, et rouspète, et tempête. Sous la canopée de lumière, chaque reflet alimente, encore et encore et encore, cette impression de composition déréglée de fourmilière dérangée, dégagée par cette immense agora guindée. À présent complètement terrorisée. De part et d’autre, le ton s’élève.

  – Mais il s’agit de nos fils, putain, tout de même !

  – Personne n’est-il donc capable de juguler, une bonne fois pour toutes, les malversations et les salamaleques préméditées, de cette illégitime prédicateur de Satan ?

  – Nous savions tous très bien que ça finirait, un jouant ou l’autre, par arriver. C’est des questions, et des revendications, que nous aurions dû nous astreindre à traiter, dès l’insurrection et les vils outrages du 15 juillet dernier. Au lieu de rester à tourner en rond, dans un flou artistique pareil. Mes frères, enfin, on se croirait revenu dans le grand miasme de Ø. Sous prétexte qu’il s’agit de nos mômes ! Comme d’hab, personne n'a osé broncher. Tout ça ce n’est que sensiblerie. Tout ça, je vous le dis, ce n’est qu’orgueil, sensiblerie, hypocrisie, et pharisaïsme !

  Anton, en s’avançant, bras bien droits, tendus bien hauts :

  – Calmez-vous, calmez-vous ! Nos filles et nos fils sont imprévisibles. Il en fut toujours ainsi. C’est indiscutable. Et ça le sera toujours. Nous avons, sans doute, commis bon nombre d’erreurs. Dont nous voilà, aujourd’hui, sanctionnés. OK. Mais nous nous sommes tous évertués à donner, de nous-mêmes, le meilleur. J’en suis convaincu. Et je n'en démordrai pas. Nos intentions sont légitimes. Pour ne pas dire louables. Nous allons donc, désormais, explorer toutes les voies de la diplomatie. Et nous préparer, aussi bien que nous le pourrons. Je vous rappelle à tous, cependant, que Lilith doit s’envoler, coûte que coûte, le 15 mai. Cela doit rester notre priorité absolue. Le succès de ce programme est crucial, diminuera considérablement nos frais, établira son bien-fondé et facilitera, grandement, les négociations. Et, plus que tout, enfin, nous saurons. Si le lancement devait échouer ou être, pour une raison ou pour une autre, repoussé aux calendes grecques, les coûts en seraient – vous le savez tous – d’autant, et inutilement, multipliés.

  Allan pose sa main sur l’épaule de son frère d’armes. La cicatrice en croix qui barre ses sourcils confère, y’a pas à dire, à ses traits, déjà coupés à la serpe, l’air affirmé – sinon raffiné – d’un X-man première génération. Ces deux-là sont copains comme cochons, ça se voit.

  – Anton a rai rai raison. Nous allons, dès à présent, organiser, sérieusement, notre défense. Et, en pa pa papa parallèle a cu cu cu accumuler au quotidien mains tendues, et repentirs sincères, envers nos enfanges. Et tout tout toutou tout tout de même nous préparer au pi pi pire, si jamais tout la reste venait à ca ca ca ca capo capo capo... à foirer. Parce que le vie nous y a tous déjà disposés au moins déjà une fois. Et qu’il faut, toujours, qu’il en soit, de toute façon, ainsi. Et on va, en même temps, con con con con conti continuer à organiser con con consi consi conscien pfffff consciencieusement la grande voyage. Ne surtout pas nous détourner de notre sacrée mi mi mi mi mi mi mission.

  Sa logorrhée s’achève dans une vague d’échos concentriques, qui fait vibrer, une dernière fois, l’immense auditorium comble. Le gaillard, bien que fin, a du coffre. C’est certain. Sur une des rares cloisons opaques, un des haryens a jugé de bon ton de rétroprojeter une vidéo, verticale et muette, représentant, en boucle, des prises de vue à la dérobée d’Aposphélo. Et de Slex le blanc, qui brandit son méchant sleptre. Le pommeau du truc, gravé en tête de cobra royal, est tout simplement terrifiant. Le keum qui a sculpté ça est un gros gros taré, c’est clair. Enfin, Dav’ résume, pour les retardataires, et paraphrase, pour les cerfs-volants.

  – Les copains, l’houante est grave. C’est la crise d’adolescence. On va sans doute en chier, bien gros et bien dour. Ça sera pas la première fois. Passigro Miracouleux des Abymes et Porcinet Ourlalaloune de Ouarzazate, vous venez jouste de prendre dou galon. Finis les douminous ! Vous m’avez bien compris, tous les deux ? Vous avez quinze jouants, et pas oun de plous, pour lever notre armée. Messieurs, faites diligence ! Je déclare jouand’hui l’alguerie et les indoustries en état de vitesse rédouite. Et conseille fermement aux houit cents ouvriers concernés, et non indispensables, de prêter activement, et toutes affaires cessantes, main forte, à notre défense territouriale.

  La pétulante Pétra l’abeille fait, à son tour, un pas, chic et charmant en avant. L’index levé.

  – On va la zouer à zelui qui a le blus grozeux. Zi Zlex le blanc nous met à l’ébreuve, l’intimidazion devrait vaire zon évet. Ils zont blus nombreux que nous. Et, beut-êdre bien, moins embodés. Mais nous, nous zommes blus lourdement armés. N’oubliez pas nos bremières années. N’oubliez bas nos ezgavadrizes, et nos exozqueledes badizeurs. N’oubliez bas dout nos enzins de zandier. Elle brend la bouzièreux, mais nodre cavalerie lourde n’addent que de ze relever. Mondrons leur que nous avons barvaidement zaisi le mezazeux. Que nous aurons, dorénavant, les yeux en vaze des drous. Renvorzons, d’ores et déza, la zécu. De manière drazdique et ozdendadoireux. Allons y à l’indox. Zerrons nous les coudes. Et bandons nos muszcles !

  Voilà, les membres fondateurs ont plaidé. Avec emphase, et sans verbiage. Alors, en une coutume protocolaire parfaitement huilée, sous le grand puzzle de lumière, les mille cinq cents et quelques haryens présents s’installent, comme un seul homme, sur le marbre frais. Par terre. Puis une centaine de mains s’élève, à l’unisson. Et chacun s’efforce d’argumenter, calmement. L’un après l’autre. Calmement.

  Pas longtemps.

  L’auriez-vous cru ? Des questions incongrues, des inepties royalement divergentes, des hourvaris amphigouriques, des palinodies déconnectées, sous forme de déblatérations, aussi rasoir que stériles, de palabres fourvoyées, et autres hiatus contradictoires, fusent, sont brassés, se bousculent pêle-mêle, s’écharpent, s’enlisent ad nauseam, dans un ultracrépidarianisme ampoulé, sibyllin, pompeux, désordonné, et finalement, surtout, consternant. Qui ne laisse, hélas, aucun espoir caressé, sur une présumée capacité de l’humanité à communiquer correctement.

  Notre équipée, elle, n’aura, évidemment, pas loupé une miette des vives délibérations de cette, si particulière, matinée de sitting. Tous, turlupinés, espèrent, bien entendu, que les choses ne s’envenimeront pas plus qu’elles le sont déjà. Ma foi, ce Slex finira bien par se montrer raisonnable. Un compromis édulcoré saura être trouvé. Il y a des experts, pour ça. Certainement beaucoup de bruit pour rien, comme disait l’autre rosbeef. Mais déjà, on peut bien le voir, voilà la grande cité déchirée : beaucoup, scandalisés, ou carrément exaspérés, défaitistes, ou plus simplement interventionnistes, sont, ça y est, sur le pied de guerre. Fermement décidés à ne pas attendre, inactifs, l’adverse offensive.

Chapitre 22
Chapitre 24

[24]   Site Offshore Laboratoire à Accumulation de Rayonnements