Dans le registre du dramatique, pour tuer le temps, ce salaud, demande donc à un bon copain de te dégoter deux bouquins de son choix. Des folios, par exemple – les ptits feuillets pliables qu’on trouve, communément, sur les étagères des WC des ménagères de moins de cinquante balais – pour une expérience inédite et amusante. Dès que tu tiendras les deux objets en main, feuillette les, l’un après l’autre, d’une attitude que tu voudras lasse, et fort peu intéressée. Sur un des bouquins, au passage d’une page TOTALEMENT aléatoire, sans même, le moins du monde, chercher à être discret (pour quoi faire ?), retiens en, pour toi-même, la première phrase. Puis, en baissant les yeux, tu prendras soin d’enregistrer, tant que tu y es, son numéro. In petto , toujours.
Reprends ensuite ton feuilletage, comme si de rien n’était. Pour bien les retenir, et être certain de ne rien en oublier, relis une fois en ta mémoire, silencieusement encore, la phrase et le foliotage, que tu viens de sauvegarder dans ton vieux neurox irradié.
Aussitôt les deux volumes parcourus en entier, sans y avoir porté plus d’attention, tends-les, en retour, à ton pote. En les tenant, un dans chacune de tes mains. Et prie-le de bien vouloir poser la sienne, de main, sur le bouquin de son choix. Si il opte pour l’ouvrage dont tu connais une phrase, donne-le-lui. Et garde-toi l’autre. Sous-entendu «Tu as choisi le livre que TU VOULAIS que je te donne.»
Logique.
Si, d’aventure, il posait sa main sur l’autre bouquin, garde celui-là pour toi. Et tends-lui le premier. Sous-entendu, cette fois-ci, «Tu as choisi le livre que TU VOULAIS que je garde.»
Tout aussi logique.
Dans les deux cas, il estimera donc avoir choisi quelque chose. Pris une décision, quoi. Mais, en réalité, pas du tout. Puisque c’est le bouquin que tu voulais, qui se retrouvera entre ses mains. Celui dont tu connais une phrase, une seule, et son numéro de page aussi, hé hé.
Remet-toi à feuilleter, du début, l’objet, complètement inutile, que tu tiens encore entre tes mains. Celui dont tu ne connais absolument queud. Pas trop vite, mais sans même y jeter un œil. Et propose, en même temps, à ton perroquet d’ami, de dire «Stop !» dès qu’il le désirera. Adapte, sensiblement, la vitesse de ton feuilletage, à celle de ses synapses. Il doit prononcer le mot demandé, avant que tu n’aies atteint la fin du bouquin.
Dès le mot magique prononcé, interromps, comme réclamé, le plus soudainement possible, ton feuilletage. Et plonge le nez dans les deux pages ouvertes.
Tu y lis le numéro de page 256 ?
Intéressant, intéressant... Mais parfaitement inutile. Quel était, déjà, le foliotage que tu venais de mémoriser à l’instant ? 125 ? Ah bon ? Alors, annonce «125» le plus naturellement du monde. En mentant effrontément à ton pote. Qui n’y verra, une fois encore, que du feu. Demande-lui donc, alors, de trouver la fameuse page 125 du bouquin qu’il tient, lui, entre les mains. Et de lire la première phrase de cette page, en silence, dans sa tête. Puis de te regarder, bien droit dans les yeux.
Prends l’air profondément subjugué par ce que tu as l’air de lire dans ses yeux. Et, enfin, du prestige, annonce-lui, avec exactitude, la phrase que tu te remémores. Comme si tu étais en train de la lire, dans son esprit à lui.
Deux misdirections, des plus basiques, me diras-tu. Et pourtant, abracadabra ! Voilà l’intellect, comme l’entendement, de ta victime, bluffés, tous les deux. En même temps. Et pour pas un rond.