La maitre machine

27     

La Hartrifugeuse

 

Confortably Numb

 

 


 

  Heureusement que ce n’est pas éliminatoire, pour passer au niveau suivant, mais la miss ne peut pas s’empêcher de tout dégobiller, à huit G. Et à chaque fois. Rien à faire.

 

 

 

 

  Livre de Balthazar

 

  J’ai mis un temps certain à piger, je t’assure. D’autant plus que, les premiers jouants, j’étais miro, complet. Des yeux à la COC [22] , qu’ils disaient. Et ils se marraient, ces cons. Il leur manque que les ailes, et les trompettes. Toutes ces têtes blondes. Un petit atopeuple de mômes. Ils sont installés ici. Si on peut appeler ça installés. De partout, des tentes, qui mouchettent la vallée de sel. Multicolores. C’est assez joli, j’avoue. Folklorique. La putain de pop culture de l’apocalypse. J’ai récupéré deux bras chromés, flambants neufs, aussi. Ils ont su réparer l’irréparable. C’est leur cadeau. Plutôt inattendu. Du coup, maintenant, j’ai de faux airs de Tony Stark. Et c’est autrement plus sympa ! Adieu, l’atypique, et perfectible, excroissance chevaline. À laquelle je m’étais, pourtant, accoutumé. On est comme ça, les h’mains, t’as vu ? On s’adapte vraiment à tout, et n’importe quoi. Mes deux nouvelles extensions jouissent, elles, d’une ligne bien plus fine. Humanoïde. Forgées dans l’acier. Militaire, en vérité. Comme quoi, je n'avais pas encore atteint ma forme terminale.

  Les enfanges sont tous nomades. Comme moi. Leur cité n'est rien d’autre qu’un lieu de halte. Un camp de plus. Leur maison temporaire. Le fief – étincelant – de leurs pères, qu’ils m’ont montré, a cessé de leur plaire, à ce qu’il paraît. Vêtus de voiles blancs, ils parsèment, en microgroupes compacts, les flancs morts du vallon encaissé. Pareils à des ectoplasmes délaissés, livrés aux vents. Quelques adolescents dévoués résident, néanmoins, ici, à temps complet. Une petite dizaine, tout au plus, qui restent là, pour assurer la colonne vertébrale, le hub, de ce réseau de forces vives, en perpétuel mouvement. Composé, par ailleurs, de deux mille cellules technobohèmes, qui strient, en meutes, depuis deux ans, d’un bout à l’autre, le sud entier du continent. Ainsi que son proche orient. Les dix gamines pouponnent une centaine de fauves baveux, grognons, de moins de cinq ans, qui forment la future relève, consanguine, de cette petite armée continentale itinérante, vouée à affronter les voies, complètement délabrées, de cette saloperie de vieille planète irradiée. Tout ça est extrêmement bien organisé. Élaboré au point qu’ils se sont même dégotés une espèce d’ange en chef.

  Slex.

  Un blondinet, dans les douze ans. Un gourou né. Le seul garçonnet, de cette tranche d’âge, à ne pas passer le plus clair de son temps à cavaler sur les routes. De l’avis général, sa réputation n'est plus à faire : il a déjà suffisamment donné de sa personne. À huit ans à peine, cet agile petit fils de scor avait déjà sauvé trois convois, le bougre. En tout état de cause, ils l’estiment, et ils l’adorent, et ils le vénèrent ! Et ils gobent, comme envoûtés, chacun de ses sonnets. En bons batraciens accros affamés, qu’ils sont. Ou en disciples charmés, hypnotisés, par un adorable serpent auréolé. Une vraie merde, ce nystil, je l’ai toujours dit. Slex ne se départit jamais de son bâton de berger, gravé, d’un travail d’orfèvre, par un vieil Haokah Rinpotché de Lunel. Tel aurait pu l’être un sceptre. Accessoirement, l’outil, mystique et creux, lui sert aussi de sarbacane, qu’il manie d’une précision Slexceptionnelle ! Le mouflet adulé ne manque pas de ressources, c’est certain. Slex a des yeux malicieux. Et les nerfs à vif. Un maelstrom déchaîné, se déploie, incoercible, derrière ce visage rusé de chérubin éveillé. Orphelin, comme beaucoup d’autres ici. Et comme moi. C’est peut-être pour ça qu’on s’entend si bien. D’autant plus que les gamins, en sécession, ne font aucun mystère d’une dent sévère, à l’endroit de leurs commanditaires de parents. À qui ils reprochent d’imposer des tarifs, aussi astronomiques que prohibitifs, sur la blalgue séchée. Tout ça pour financer leur fichue marotte existentielle, métaphysique et intergalactique. Et, pendant ce temps-là, eux, leurs larbins, floués et spoliés, peuvent bien crever, zigouillés sur les routes des terres oubliées. Sacrifiés sur l’autel élimé de la cupidité. Sur ce sujet-là, je me suis bien gardé de relever. Songeant que, pour le coup, je n’étais pas totalement étranger à la ridicule longévité de ces chers bambins. Mais il faut quand même avouer, en toute honnêteté, que le continent tout entier est tombé sous la coupe de vraies brutes épaisses. Jadis, Gorgdos, cette vieille crapule sans scrupules, m’a conté quelques exactions commises, sur ses plates-bandes, avec le concours de ses trappeurs malfaisants. Leurs barbecues d’anthropophages à la petite semaine. Pas piquées des vers. Poussière, ces gamins en ont une sacrée paire. Ici, l’expression dur à cuire prend tout son sens. Quant à ce qui est de leur faire la peau…

  Alors, comment dire ? Il faut que tu piges bien. Nos desseins se sont télescopés. La bande, je sais ex-ac-te-ment où elle crèche. Et cette diaspora de morveux, qui en a gros sur la patate…. Tu me suis ? Une équation explosive a germé, du vide.

  – Toutes ces blalgues, si vous étiez pas là, qu’est-ce qu’ils en feraient ? Elles pourriraient dans leur grosse usine, n’est-ce pas ?

  – C’est bien ça, me répond Slex, hérissé. Ces rupins ont mille fois plus besoin de nous, que nous d’eux. Les blalgues, y’en a plein dans l’eau. Et ces heureux fêlés, ramollis du bulbe, tout ce qu’ils possèdent dans leur tour d’ivoire à la con, c’est un gros four, basique, pour les déshydrater.

  – Euh, et si vous leur proposiez, par exemple, d’échanger vos activités ? Pas longtemps, six mois ou un an, disons, pour qu’ils voient ce que ça fait vraiment ?

  Slex ne se donne même pas la peine de répondre. Mais je sais pertinemment que j’ai touché juste. Qu’il y a déjà songé mille fois. Et que la moutarde lui monte, tranquillement, au nez. Je ne veux pas exprimer mon idée. Je préférerais qu’elle vienne, d’elle-même, du blondinet surdoué. Qu’il mijote encore un peu, puis la formule, en temps utile. De son propre chef.

  Qu’il passe, tout seul, du pourquoi au comment.

 

 

 

 


  Sérieux, ça dépote ! les super scientifiques se sont surpassés, là. Lilith est truffée, à fond, d’électronique tout premier choix. Instruments de bord multi-touch, environnement hyper sophistiqué, interface utilisateur chiadée, ultra mégaperfectionnée, sans déc. Chacun a droit à ses trois fières tablettes allographiques, enfichées dans un pupitre tout noir, tout arrondi, magnifique. Devant des fauteuils très trente-troisième siècle : Quatre big mama Haribo géants, gonflés, gélatineux, et d’un joli vermillon. Les énormes bulles de bubble-gum sont censées encore améliorer la résistance aux G de leurs combis. Ils effectueront, malgré tout, une partie du trajet étourdis, ils en sont conscients. Mais, pour l’instant, ils testent les multiples fonctionnalités marrantes du cockpit, pendant que l’équipe polymathe surexcitée d’Allan peaufine leur hypersonnalisation. La visière de l’habitacle, quant à elle, est composée de trois baies blindées plates, qui offrent à leurs yeux une vue à 175 degrés sur l’éther. À peu de chose près ce que voit l’équipage, aux commandes de son A350. Ou le gamer, aux commandes de son oculus quest 4.

 

 

 

 

  Regarde mes panards mec ! Il n'aura fallu qu’une seule génération, une seule ! Ce connard de pitre de Darwin peut bien se retourner dans sa tombe, tiens.

  Slex est haut, pour son âge. Une tige sèche d’un bon mètre soixante-dix. Et, c’est sûr que si mes grands panards taille 45 fillette à moi ont bien morflé, coincés à l’étroit dans leurs rangers croco élimées, depuis 27 piges et pas mal de poussières, il n’empêche qu’ils ressemblent encore, à s’y méprendre, à de vrais vieux pieds d’humain. Tout ce qu’il y a de plus ordinaires.

  Beaucoup des leurs, par contre, ont muté. Ça reste relativement discret, mais les orteils des pèlerins ont raccourci. Et la plante s’est dilatée et a durci. Comme si l’hérédité l’avait dotée d’un cal. Certes pas très orthodoxe, mais fondamentalement plus adapté, pour affronter de près ce monde fait de roche et de sable.

 

 

 

 

  Le sable. Dix jouants de marche. Et le sable. Et plus le moindre gramme de poudre en poche. Ni d’eau. Ni de rien. Uniquement du sable. Partout partout partout. À perte de vue. Magilan, tout dégoulinant de sueur, croit bien virer dingo. Errant hors-piste, in the wild, dans sa géhenne impitoyable. Et complètement dénuée de sens. Pour la première fois de toute sa life, il sèche. Dur dur. Il n'a pas la queue d’un début de piste. Une absence totale de perspective. Pas totalement couillon, ceci dit, pour être sûr de ne pas tourner indéfiniment en rond, il s’est finalement résolu à progresser uniquement de nuit. Guidant ses pas sur l’étoile du Berger. La plus brillante de toutes. Donc, la plus facile à repérer. Bon, l’horizon nettoyé reste vide. Désespérément vide. Une suite, morne et ininterrompue, de dunes et de dunes. Rien d’autre, sous le soleil. Rien de rien. Que dalle. Mais il s’en tamponne : il ne veut pas perdre espoir. Ne peut pas, de toute façon. Et ça, même depuis qu’il a épuisé, hier, ses dernières provisions. Il en a vu d’autres, vous savez. Il tiendra le coup. Ne va certainement pas capituler pour si peu. Un banal jeûne forcé. Rien de foncièrement insurmontable. Il n'est pas du genre à faire sa chochotte. S’appesantir, comme certains le feraient, à larmoyer, à tout bout de champ, sur leur injuste sort. Et puis son animal totem plane, tout là-haut. Il ne l’a plus quitté d’une semelle, depuis que, lui, a abandonné, en solo, les froids sommets enneigés. Si le rapace survit, il y arrivera bien, lui aussi. Y’a pas de raison. Il a entre-aperçu un gros rat-taupe nu arénicole, ou quelque chose comme ça, la veille. Qui y ressemblait, question poils, du moins. Qui a détalé comme un lapin crétin, au ras des pâquerettes, et s’est, vite fait, enterré sous le sable…

  Au jouant, la chaleur est redevenue infernale, et horriblement suffocante : une rôtissoire à poulets. Heureusement, il a plus d’un tour dans son sac. Et il en a sous la caboche : avec un QI de 19, il occupe, clairement, le haut du panier à salade. Il le sait bien. Les chiffres officiels le prouvent [23] . Et il a été à bonne école, avec Mégildas. Cette tête de nœud qui – il ne l’aurait jamais cru – lui manque, lui a filé un tuyau de première : il lui a montré comment se façonner un cocossable. Diaboliquement efficace en cas de situation critique, désespérée, ou, comme ici, perdue. Ainsi terré, il peut ronquer comme un loir, toute la jouante. En tous cas, il le pouvait, avant d’avoir si soif. Et de ne plus rien trouver à se mettre sous la dent. Même plus de consumés à consommer…
  Il repense aussi aux mots terribles de la vieille chiromancienne de Porte de la Chapelle, qu’il avait verbalisée à Noël passé. De toute évidence, ça ne peut pas se terminer comme ça. Il ne peut pas flancher, ainsi, à la moindre peccadille. Et puis quoi encore ? Ce serait le bouquet. Le bouquet final, tiens. Après tout ce qu’il a vécu, sa longue traversée du désert, tout ça tout ça. Il a tant de choses à raconter. Pas la peine d’en faire toute une affaire, un mélo à deux balles de série B. Pas la peine de sombrer dans un pathos exagéré. Ah oui, et puis son pif. Il voit son propre tarin, depuis un mois maintenant. Ce qui n'est pas naturel du tout du tout, quand on a les deux yeux ouverts en même temps. Ça aussi, il le sait bien. Et le pauvre, déjà hyper sensible, depuis trop longtemps pour que ça soit bénin, a pris, en plus, depuis peu, un drôle de ton noirâtre. Vraiment vraiment inquiétant. Il n'est même pas certain d’avoir encore envie de croiser son reflet dans un miroir. Si jamais, des fois, il en croisait un, de miroir.

  Quelle soif, mon Dieu !

Chapitre 21
Chapitre 23

[22]   Congestion Oculaire par Congélation

[23]   Véridique. cf. Annexe 1