Don't leave me now
Dans la combe sablonneuse, Magilan, chaud patate, est enfin parvenu à maîtriser les flammes qui embrasaient son compagnon infortuné. Le géant cramé, toujours affalé ventre à terre, suffoque, halète, bave comme un bouledogue qui viendrait à l’instant même de conclure un marathon au soleil. Son visage cramoisi affiche une panoplie, étonnamment riche, de rictus sophistiqués. Son monosourcil a disparu, sa barbe a blanchi d’un coup et s’est tire-bouchonnée. Et surtout, le bras gauche du pauvre diable n’est plus qu’une carcasse difforme, toute noire, et fumante. Il doit souffrir grave le martyr, là. De son bras valide, tremblotant, il pointe, à tour de rôle, le cheval refroidi et le kadru encore entier, tout en émettant moult gargouillis incompréhensibles.
Magilan est en panique. C’est la cata. Il n'a absolument aucune connaissance en médecine des grands brûlés. Et se dit que dans ce coupe-gorge, il va avoir de grosses difficultés à trouver de l’aide. Merde, les choses ont salement dérapé. Ça va pas le faire. Son guide a frôlé de près le burn-out et a tout l’air plutôt mal en point, quand même. Alors il songe, dans un instant héroïque de bravoure insensée, à le laisser planté là, et retourner tout seul à Morortruc City pour en ramener un toubib, ou ce qu’il pourra trouver qui y ressemble le plus, dans ce bouge mal famé peuplé de philistins syphilitiques. Mais lorsqu’il s’approche du géant amoché, celui-ci empoigne brusquement sa jambe, de sa main valide. Et, d’une clef, le fait trébucher. À terre, il sent la poigne ferme du colosse au système pileux exacerbé se resserrer sur sa nuque. Ce dernier hisse les lèvres à son oreille. Et murmure, en articulant péniblement, entre deux quintes de toux d’asthmatique hyper émouvantes :
– Réagis, Tricon ! Apporte-moi la guibolle du canasson. Celle en métal, je parle. Et décroche-moi un des pieds du katpat, aussi. Magne-toiii !
Mégildas relâche tout aussi brusquement son étreinte, extrait le poignard de son ceinturon et le tend au flic, qui commence à comprendre ce qu’il va avoir à faire, profondément écœuré. Sans rouspéter, il entame l’équarrissage du cheval toujours mort, autour de la cuisse chromée, puis scie un machin qui sonne cartilagineux, en essayant de retenir aussi longtemps que possible sa respiration. L’odeur de bidoche crue lui soulève le cœur, et il envisage sérieux de rendre son dernier quatre heures à deux ou trois reprises. Une fois l’ablation achevée, il se sert de la pointe du gros couteau pour faire sauter les rivets et écrous d’une des papattes du bizarre bovidé, au niveau du moyeu de titane qui lui tient lieu de cheville. Lorsqu’il radine dix minutes plus tard, couvert de sang sale tout poisseux dégoulinant, sa noire besogne accomplie et son gigot en trophée, aux côtés de Mégildas, lui s’est rassis sur le sable, son bras calciné, privé de chair comme de muscles, qui pend le long de son torse cramoisi, telle une vilaine branche morte inutile, assez effrayante. Sa respiration s’est apaisée, mais à sa mine renfrognée, voire crispée, et à ses yeux fulminants, on devine qu’il songe en cet instant à, de ses cinq doigts, la terre entière anéantir. Il lui reprend direct le poignard des mains et entreprend, naturellement, de se trancher le bras. Juste en dessous de l’épaule. Il déguste, serre les dents, joue du beat-box, ne se prive pas de quelques râles vraiment affreux lorsque la lame charcute les rares nerfs qui n’ont pas déjà été complètement consumés. Puis, il s’effondre à nouveau, le regard vide. Comme si on venait de le débrancher.
Magilan, hébété par cette scène inédite d’autochirurgie sur le vif, se rapproche du géant amputé. La branche grillée traîne par terre. Quelques éclaboussures pourpres répandues, tout autour, sur le sable blanc.
– Dévisse la cuisse du canasson, y me faut que le tibia. L’hyproc est d’dans. L’est censé s’adapter à à peu près à n’importe quoi. Bio ou mecha. On va vérifier ça de suite. Démonte le sabot aussi. Je vais le remplacer par la patte du katpat. Ça sera plus pratique .
Son muscle masséter gauche est parcouru de convulsions spasmodiques exaspérantes, qui déforment furieusement sa face. Sa souffrance doit être terrible. Mais pour l’heure le colosse barbu reste concentré sur le travail à faire. D’un effort méritoire, il se redresse, une fois encore. Fouille de sa main valide l’alliage dépoli de l’équin tibia, y fait coulisser une fine plaque enchâssée, qui révèle un banal mini bouton pressoir cylindrique tout noir.
– Allez, dit-il, dans un souffle difficile. C’est parti. Réinitialisation ! Une nouvelle grimace abjecte, encore inconnue, tord ses traits, et découvre une dentition négligée de wookie junky. Il plaque l’épais membre d’acier contre son moignon ouvert. Et il presse. Magilan a juste le temps d’apercevoir deux dizaines de fins filins de polymère translucide se déployer, à l’extrémité de la jambe robotique, comme autant d’asticots psyché émergeant de leurs terriers, et plonger leur tête, ou ce qui en tient lieu, dans la chair à vif de son guide estropié. Crâne d’œuf peste, rugit, couine, smurfe, avant que l’implant ne se ventouse enfin contre la chair d’épaule à nu. Un filet noirâtre perle le long du nouveau bras mecha. L’ancienne prothèse de cheville en fibres de cuivre, désormais devenue un coude, effectue une demi-douzaine de semi-rotations automatiques de calibration. Avant de se figer, décontractée, dans un angle qui paraît presque humain.
Presque.
Il colle ensuite, à l’autre extrémité de son nouveau membre chromé, la patte noire détachée du quadrupède. Et, encore une fois, les électropédoncules chromatophores créent la liaison tronique. Avant d’entraîner les ongles d’acier dans une série de déplacements de test, sur les trois axes de rotation disponibles. Le colosse se relève lourdement. De grosses gouttes de sueur dégueu brillent sur son front plissé, et ruissellent le long de sa nuque musclée. Il actionne son originale extension bionique. Semble goûter l’étendue du potentiel gonflé de ses articulations cybernétiques, rapides et précises.
Un upgrade.
Magilan déglutit. Pooo, le gaillard était déjà un petit peu borderline, mais là, il est devenu carrément flippant ! Au niveau de l’épaule, l’avant-bras d’acier est juste énorme, large comme un bouclier romain, avant de s’incurver délicatement jusqu’à la jointure caudale. La main aux trois ongles couleur Pompéi, elle, est carrément disproportionnée, au bout des os luisants élancés qui simulent radius et cubitus. D’un coup sec, le grand barbu plonge ses trois sabots noirs dans le charbon de son bras bio sectionné, qui gît au sol, dépité. Et broie l’os, superflu, qui s’émiette, et file aux quatre vents.