Young lust
Voici le brigadier-chef Benoît Magilan qui file cette petite raclure de hacker de mes deux, depuis le début de la soirée, dans le dédale des ruelles obscures qui surplombent Barbès, au bas du Sacré-Cœur. Le nuisible interlope semble avoir décidé d’écumer, méthodiquement, tous les rades du quartier, ce soir. Derrière le flic en sous-marin, la Gare du Nord déploie ses interminables racines d’acier, dans l’océan noir des anciens hangars graffités, et décatis, des friches industrielles, à l’agonie, de Saint-Denis. Il faut dire qu’il patauge, sur cette sale affaire, depuis pas loin de six mois judiciaires : c'est-à-dire deux ans, et des poussières. Depuis le moment où Beauvau, et d'autres ministères, après avoir fait l'autruche un temps ridiculement exagéré, comme d’hab, ont enfin consenti au déblocage d’un budget, disons acceptable, sinon conséquent, dans l’élucidation, ou, a minima, la compréhension, de la vague d’enlèvements éclairs qui frappe les quinze/vingt-cinq, à un rythme de croisière. Et qui atteint, maintenant, des chiffres records indubitablement alarmants. L’exécutoire note de service, au ton grave, qui a atterri dans les boîtes mails de tous les préposés accrédités des maréchausséennes administrations étatiquement concernées, ne précisait qu’en tout petits caractères, en bas de la troisième page, que chaque genre, chaque ethnie, chaque classe socioprofessionnelle, ruraux étaient touchés, comme citadins. Qui plus est, la tranche d’âge elle-même, donnée en sujet, n’est, en réalité, qu’une simple indication statistique, pour les relevés démographiques du CNRS : toutes proportions gardées, des mômes, comme des vieillards, se volatilisent, aussi. Et les accueils des commissariats et des gendarmeries, sur l’ensemble du territoire, ont remonté l’inquiétante info. Magilan s’est creusé les méninges, sur cette atypique affaire. Comme d’ailleurs, il s’en est déjà farci quelques autres, du haut de ses trente-cinq piges, et des cinq dernières passées au sein du PEDEPUTE
[4]
. Il en a vu un paquet, de vertes et de pas mures, dans son sale métier, qu’il se dit.
Qu’il croit.
Pour le sujet qui l’occupe à présent, ce qu’il en sait, en est aussi convaincu qu’il puisse l’être – durant une investigation encore en cours, en tout cas – c’est qu’une paire de binocles troniques, un jouet d’ados vendu au marché noir, derrière les comptoirs des boutiques de téléphonie du XIe et du XIIIe, revient, un peu trop fréquemment, dans les dépositions, arrachées aux larmes, des différents témoins, soi-disant innocents, qu’il a cuisinés récemment.
La louche fripouille pas nette derrière laquelle il cavale, cette nuit, un certain Indira Michal, déjà défavorablement connu de ses services, pour 77 soupçons d’exactions variées, presque avérées, et 497 autres ignominieux faits, qualifiés, de désobéissance civile, fiché au FILSDENAZI [5] , un petit looser longiligne, insignifiant et androgyne, qui se donne des airs satisfaits de hacker efféminé, sévit, dans son milieu de petits bandits dilettantes, d’après ces mêmes différents témoins geignards, et y est connu pour savoir débloquer les protections matérielles, que la Communauté Européenne des 38 a imposées, depuis peu, sur de nombreux produits de poli-divertissements asiatiques. Tout cela est assez nébuleux, pour le pauvre keuf. Mais il marche au pif, comme il l’a toujours fait. En gros, il suit le réparateur, qui devrait, en toute logique, le mener, immanquablement, à l’objet à réparer. Juste ciel, tout fout le camp ! Ce putain de monde était, quand même, un tout petit peu moins compliqué, avant que 25% des budgets des ménages occidentaux ne soient irrémédiablement engloutis dans des consommables chinois, japonais ou coréens, fonctionnant sur des batteries au lithium lourd malaisien… Cette fois-ci, Sony n’y est pour rien, et sa PS6 n’a encore, notoirement, jamais dézingué personne, en vrai. Mais qu’en sera-t-il de la génération suivante, hein ? Il en est à ces sinistres spéculations, et d’autres du même ton, tout en s’engouffrant dans une glauque, étroite et sombre, cage d’escalier, qu’un unique néon jaune tristouille, dans son coin, négligé de tous, éclaire, en crépitant à l’aide.
L’entrée d’un énième club de 6 e zone.
La racaille vient juste de l’y précéder. Le sous-marin-chef en civil se félicite, du coup, d’avoir opté, ce soir, pour un look noir de noir, urbain, pas trop trop beauf, et encore moyen frais, à la Ardisson. Il devrait passer pour monsieur Tout-le-Monde dans cette boîte, encore totalement inconnue de son agenda, si ce n’est de ses services. Il contourne, au pas de course, le centaure surfeur du vestiaire, puis pénètre dans un des innombrables celliers que Paname a transformés, au fil des siècles, pour les plus noctambules et dépravés du commun des mortels, en théâtres, bars, ou, comme ici, espaces branchouilles d’un temps, accueillant tous types d’événements musicaux marginaux. Pour ne pas dire décadents. Dos à l’entrée, un DJ nihiliste, armé de son Ableton, prend un malin plaisir à faire trembloter les grosses caillasses, qui voûtent cette enfilade ancestrale de caves nues, aux creux desquelles une jeunesse survoltée semble, à l’évidence, toute occupée à s’éclater. Les lasers et holà, qui s’agitent en saccades délirantes, ajoutent à l’ambiance trublionne, et bon nombre de clubbeurs, défavorablement excentriques, y ont franchement mis du leur, en se fringuant fluo, de pied en cape, accessoires inclus.
La fête bat son plein.
Bonté divine, autant pour la vraie zique, se dit le flic. Si c’était de la disco, bon, passe encore, mais là ! De l’électro, Madame. Phoque ! Juste une daube répétitive pour ces petits pédés de toxicos. Siècle de merde.
Il repère, immédiatement, Indira, sur le dancefloor, quelques mètres devant. Ça porte un cuir vintage vieillot, râpé et rapiécé, qu’on s’attendrait, plus naturellement, à trouver posé sur le dos d’un cow-boy texan fané. Qui détonne un peu avec les textiles vert-jaune-rose-orangé qui irradient, tape-à-l’œil, tout fiers, sous les néons bleus de lumière noire. En prime, sa paire de bottines des steppes, son jean ringard préusé mal fichu qui pend sur ses cannes d’asperge anémiée, et son cheveu châtain ébouriffé façon Kurt Cobain, confèrent au gamin, à la limite, une allure génération Easy rider. Plus certainement, en tous cas, que d’aficionado de house music. La petite fripouille joue des coudes, entre les grappes communautaires de derviches tourneurs en nomadisme psychique avancé, qui sautillent, lévitant mains en avant, sous le mix puissant. Magilan croise une blondasse décolorée, roulée divine, peace and love and pulpeuse, la vingtaine. Les mêmes mensurations que celles du poster au poste, au millimètre prêt. Et, en plus, lèvres charnues à croquer. Megabitch ++. Son regard aux abois est, quant à lui, hélas, tout à fait révélateur de la substance narcotique, totalement illicite, qu’elle vient d’aspirer, illégalement, avec son petit nez parfait.
Les pièces deviennent plus étroites, à mesure qu’ils progressent vers le fond de l’établissement. Ils arrivent, maintenant, sur un lot d’alcôves profondes, et presque cosys, disposées en rosace. Chacune abrite une table basse en verre, sur cube de bois vernis, cerclée d’un vieux canapé troué, en skaï de croco vermeil, six places. Michal s’écroule, aux côtés d’un jeune bridé tout menu, à cheveux carbones, longs et lisses comme des spaghettis cramés, occupé à textoter sur son Mi-15, tout seul à une table, sur laquelle il a déposé une jolie valisette bombée en plastoc, gris anthracite. À en juger par ses prédilections cellulaires, et au motif manga motoristique coloré imprimé sur son t-shirt, il doit s’agir, sans nul doute, d’un geek, note notre finaud brigadier. Comme tout le reste du club, la salle est bondée, à craquer, de mélomanes de tous âges et de tout poil, soit gesticulants, soit avachis. Une des autres niches est, heureusement, juste occupée par deux jeunes gravures de mode, engagées dans un concerto fuocoso de piaillements passionnés. Magilan la joue fine : il s’y installe, sans alibi, en adressant un sourire d’excuse, contrit et appuyé, aux deux pies.
Ça l’a toujours pas repéré, et, en cet instant, c’est tout ce qui compte. Là, ça échange quelques mots avec le jaune. Compte tenu de la position équivoque qu’ils ont choisie, tous les deux, et des gestes bagarreurs qui étaient leur conciliabule, ces deux coquins se connaissent bien. Ça oui.
Le geek fluet aux spaghettis ouvre le zip qui cercle la boîte grise, pour en tirer un casque de réalité virtuelle. En tous cas, un machin, noir et lourd, dont le design approche, vaguement, de ce que Magilan a pu voir de ces choses, à la télé ou dans les devantures, aguicheuses, des marchands d’électronique récréative, et autres succursales d’opérateurs mobiles, et qui ressemblent, un peu, à des binoculaires de combat. Indira prend l'appareil des mains de son anonyme acolyte et, sans analyse plus approfondie du truc, entreprend, direct, d'en déloger un p’tit bout, aidé pour ça d’une banale carte de crédit. Une fine lamelle rectangulaire en plastoc ricoche sur la table. Indira extraie alors, d’une des poches de son veston, ce qui ressemble, d’où Magilan peut le voir, à une tête de fourchette 3 dents préhistorique, dont une rouillée, pliée et tordue, ou chanfreinée. Il tripatouille quelques instants, aidé de son outil bizarroïde, dans la cavité qu’il a dévoilée sur une des oreillettes de l’engin, puis lâche l’ensemble sur la table basse, l’air tout à fait satisfait de lui. D’un geste éprouvé, le niakoué, face à lui, écluse, cul sec, son demi plein, gratifie d’une nouvelle pichenette amicale la clavicule de son hacker de complice, prend le casque en main, et le positionne, avec une précision certaine, sur son visage. Personne d’autre ne prête attention à eux : hormis les deux poupées emportées dans leur frivole babillage, l’assemblée est surtout, manifestement, absorbée dans les écrans défilant des cheesephones multicolores. #jekifadonf. Le bridé touche un truc, sur la visière de son casque. Une finette bandelette bleu ciel horizontale s’illumine, le long de l’arête supérieure du machin.
Aussitôt, Spaghetti disparaît.
Aspiré par le canapé, tout luisant d’usure, sur lequel il était installé.
Magilan cligne des yeux quatre fois, puis, finalement, cinq, en se répétant qu’il doit avoir la berlue : La banquette s’est-elle déformée ? Où le môme a-t-il donc pu passer ? Çà a duré, à peine, une demi-fraction de seconde, mais il n'est carrément plus là ! Évanoui, comme un foutu lapin blanc, dans un vulgaire tour de passe-passe réussi, putain de bordel de nom de Dieu de merde ! Et l’expression sidérée, sur le visage de Michal, lui prouve, s’il en était même besoin, qu’il n’est pas victime d’une hallu. Ou, alors, pas tout seul. Imperturbable, et déterminée, la sono de Sir Skrillex souffle, toujours, staccato, ses synthétiques samples syncopés. Magilan voit se former un mot, tout à fait adéquat, sur les lèvres de Michal. La stupeur, qui étire toujours les traits du blackhat, lui rappelle, d’ailleurs, de fermer les siennes, de lèvres, restées bées jusque-là. La zique va beaucoup, beaucoup, trop vite, c’est abusé, quand même, Jésus Marie Joseph ! Le dancefloor s’enflamme, le vumètre explose, Cubase a buggé. Ça galope sévère ! BODOBOUM BODOBOUM BODOBOUM. Indira pivote, et son regard croise celui du condé. La gravité, qui fige son expression, montre qu’il a pigé que Magilan n’est pas du tout assis là par hasard. Michal porte, à son tour, le casque à son visage. Dans tout ça, c’est à cet instant précis que le flic remarque le plus troublant : si, a posteriori, il se remémore la scène, ultra-suspecte, qui vient juste de s’écouler là, sous ses yeux. Lorsque le chinetoque s’est évaporé, à la vitesse de l’éclair, le casque s’est, contre toute attente, retrouvé posé, pile à la position qu’il occupait, juste avant que l'autre ne le prenne entre ses pognes. Et hop, c’est en train de se reproduire : à son tour, Indira joue les filles de l’air. Devant le brigadier-chef stupéfait, l’espace d’une demi-seconde, ça semble faire corps avec le dossier du vieux canapé. Puis voilà le casque virtuel délictuel de nouveau inaturellement posé, là, sur la table basse. Comme si de rien n’était. Comme si un VJ démiurge un peu farceur avait déclenché un micro rewind, lors de la lecture d’une séquence vidéo, mais, qu’au passage, l’acteur en aurait été gommé.
Rayé du monde.
Magilan se voit, une seconde, en train de rêver. Ce qui serait, de loin, la plus logique de toutes les explications disponibles. Mais, la scène, quoique tout à fait anormale, est bien trop riche en détails, présente, tangible.
Donc, concrète.
C’est son ciboulot qui déraille à plein pot, là. Il a peut-être inhalé un truc pas net, dans ce rade de hippies déglingués. Ou, plutôt, est-il juste abusé, par un effet d’optique tout con ? En réalité, le vieux canapé en caoutchouc possède, à coup sûr, une cache, tout ce qu’il y a de plus bête et rationnelle, lui souffle une petite voix, insistante, dans sa tête.
En admettant, mais non ! Quelque chose ne colle pas, vraiment pas, en vérité, avec la position du bidule, dans la chronologie des événements. Pas raccord. Et par-dessus le marché, deux fois d’affilée. Ça tient pas debout. C’est du n'importe quoi.
Magilan se lève, aussi discret que possible, puis s’installe, l’air de rien, à la table maintenant vacante, sur laquelle gisent, solitaires, l’air abandonnés là, sur un sous-bock, le verre à bière, la fourchette déglinguée, le fameux casque VR, et sa valisette.
Totalement indifférent, le DJ entraîne son beat dans une cavalcade numérique hypnotique. Triture les tympans de son public d’expériences auditives inédites. Où est l’entourloupe ? Comme, sans doute, n’importe qui l’aurait fait, s’il s’était retrouvé à sa place, le brigadier-chef, curieux, porte l’étrange bousin à son visage. Laisse glisser, lentement, son index, sur la partie supérieure de la visière. Et loge le discret bouton, qu’il a vu les deux gamins, tour à tour, presser.
La sensation est immédiate. Unique, radicale, et, surtout, puissante ! La succion, irréductible, des ventouses d’un titanesque poulpe. Qui aspire son corps. Aimante, tout aussi violemment, sa conscience. Il s’étale, tout à coup, à terre, à la renverse, sur un sol ultra dru. Et reconnaît, sur le champ, le contact, granuleux, du sable, sous ses coudes abrasés. Au-dessus de lui, un ciel, privé de nuages, mais pas moins présent, d’un bleu blanc trop perturbant, a éclipsé, d’un coup, les strobos frénétiques et les lasers multicolores du monde de la nuit. Les Watts épileptiques, à très basses fréquences, du mix de trance progressive, eux, se tarissent, en chœur, avant d’abandonner leur place au silence. Mais ce n’est peut-être qu’un effet de persistance, provoqué par son ouïe sous pression.
Le désert, aussi formidablement plat qu’une abscisse sans ordonnée, s’étire, à perte de vue. Sous une fournaise transfigurée, qui n'existe que dans le Sahel, ou, peut-être, en plein été, sur la mer morte. La vache, ici, on se prend des microteslas plein la gueule !
À une centaine de mètres, une fine silhouette trace, en direction d’une mini concrétion rocheuse, qu'on devine au loin. Magilan reconnaît, du premier coup d’œil, Indira.
[4] Pôle Extra Divisionnaire d’Enquêtes Prioritaires Urbaines et Territoriales Expiatoires
[5] Fichier d’Informations Légales Sécuritaires Digitalisées Entièrement Nationalisé Anthropométrique Zéro Infraction