La maitre machine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au jour du grand massacre, quand tomberont les tours de défense. La lune brillera comme le soleil, le soleil brillera sept fois plus, – autant que sept jours de lumière – le jour où le Seigneur pansera les plaies de son peuple et guérira ses meurtrissures .

Isaïe

2030   

Autoroute du Soleil

 

Ummagumma

 

 


 

  Voilà cinq heures qu’Anton dégomme tous modèles de coléoptères, au volant d’une puissante Audi RSQ E-tron jaune décapotée. La rage, dévastatrice mais revigorante, des premiers instants de conduite, a laissé progressivement place à un plus diffus, mais grisant, sentiment ravi de liberté pure. À l’évidence accentué par la vitesse. Et l’air doux qui flatte ses joues, par à-coups. Tout alentour, tour à tour champêtre et pastorale, la nature, d’heure en heure, embellit. Sous l’azur lumineux d’une superbe journée de début d’été.

  Il s’est barré, en fin de matinée, du Grand Paris. Sur un coup de tête inattendu. Direction plein sud. Suite à un énième bouffage de nez, stérile, avec la harpie imbuvable de télénovela corse qui vampirise, depuis quelques mois de trop déjà, son plumard. Dans un sordide clapier, tout aussi stérile, du IVe. Il trace, maintenant, à toute berzingue. Cinquante et un kilomètres/heure, pile, au-dessus des iconiques limites réglementaires. Sur une quatre voies déserte, qui le mène droit vers une destination, certes encore floue, mais, en tout cas, c’est sûr, le plus loin possible de cette existence inintéressante de fourmi obstinément intègre, besogneuse, et servi ­ docile , niveau de fun moins 1000, qu’il subit depuis ça fait déjà bien bien trop longtemps.

  Le jeune trentenaire, aux cheveux de paille qui s’agitent, barbares et magnifiques, sous les coups répétés du mistral, arbore une, très calculée, barbe tondue longueur trois jours et demi, les yeux bleus diaphanes de sa grand-mère Georgette – présentement dissimulés sous une paire de fausses Ray Ban neuves à cent balles – et le mégot d’une Malback, décédée, aux lèvres. Il expulse, d’un geste sec, une cendre d’une taille exceptionnelle, vautrée, malvenue, sur sa belle chemisette blanche, déjà toute froissée par les heures à se frotter au siège baquet.

  Son nouveau taf de responsable technotélémarket plus, dénicheur de tendanceurs, dans une petite start-up.com du IXe, ça le bottait bien.

  Au début, du moins.

  Une panacée, aurifère, à faire rêver tout jeune célib bankable des plaines, évoluant dans la plus showbiz des mégalopoles. Salaire, donc, mirifique à souhait. Équipe de collègues qualifiés, frais émoulus de grandes écoles cotées. Attrayants. Tout autant sur le plan professionnel, que récréatif. Missions diverses et variées. Aussi novatrices qu’intellectuellement enrichissantes.

  Mais bon.

  Seize mois de ligne 4 bondée, suffocante. D’enchères au brainstorming le plus soporifique. De course à la deadline la plus athlétique, digne d’esclavagistes égyptiens. D’innombrables heures sup défalquées, par mystère, de ses fiches de paie de ministre numérique. Puis, pour finir, l’arrivée inopinée, dans son mini trois mètres carrés loi Carrez, d’une stagiaire bureautico-commerciale suite office hyper collante, d’un tatillon féministe indécrottable, l’érudition d’une Nabila – et les mêmes goûts de chiotte prononcés – spécialiste es salade rizpatothon, conquête d’un soir d’abus d’alcool abusé qui, malheureusement, s’éternise ad vitam aeternam, et même plus si affinités, ont fini par avoir raison des doux espoirs de progression sociale fulgurante, qu’il avait fondés, dans l’univers, post-hystérique, de la Technocom 3.0.

  L’esclandre, atomique, de cette fin de matinée, avec Son Altesse l’archiduchesse, dont il a déjà oublié l’objet, si ce n'est la raison. Toujours le même refrain, en tous cas. L’éternel sketch à partitions, pourtant consacré : Dans un couple, il y en a toujours un qui s’inquiète, et l’autre qui se fait chier, a été, ce coup-ci, la goutte de trop, qui l’a poussé à abandonner, au pas de course, le vieux rafiot en naufrage déclaré. Du moins pour quelques jours, au moins. Ensuite, il avisera. Et de partir, en échappée belle, à destination de Shell Beach, ses paradisiaques plages de sable fin, ses chaudes veillées estivales, et, qui sait, pourquoi pas, tant qu’on y est, une idylle romantique bronzée en bikini, facilitée par le sulfureux climat de Méditerranée.

  Son W100 X 30 Ghetto blaster 4 embarqued , après un Eye in the Sky déjà diffusé huit millions de fois de trop, passe, d’un jingle pratique, au verbe, cristallin, d’une studio chroniqueuse sans visage, pour un court flash info : les tensions théocarburifères au Proche-Orient s’aggravent, grave, d’heure en heure. Les interminables pourparlers tripartites, entre Tel-Aviv, Riyad et Tripoli, ne mènent à nul nouvel accord concret. Bien que, pourtant, chaudement encouragés par les mégapuissantes délégations diplomatiques plénipotentiaires de l’OMC [3] , de l’oncle Sam et des russkoffs réunifiés. La rhétorique employée est, chaque jour, plus dure. Puisant dans le féroce champ lexical belliqueux. Tandis que chacun des belligérants y va de ses menaces économiques, exagérées. Quand ce n’est pas, carrément, balistiques. Dans une surenchère va-t’en guerre qui n’a, jamais, cessé. Depuis maintenant dix décennies.

  Anton écoute, d’une oreille distraite, ces hauts dignitaires néo-fachos ligne dure, élus, pour la plupart, à une majorité, symbolique, de voix vassales bêlantes patentées, ou, sinon, plus ouvertement, directement autoproclamés, en tout cas en pleine crise identitaire, se promettre, le plus sérieusement du monde, les pires des déconvenues, si l’autre, par malheur, décidait de rester campé, tranquille, sur ses positions. Ce qui, songe-t-il, ne manquera, certainement pas, d’advenir, au vu du géomarasme glaciaire installé sur le grand échiquier, depuis des années et des années. Tout État-nation, tous PIB confondus, sans exception, se trouvant dûment affectés par la disparition, programmée, des matières premières, et les bouleversements climatiques, énergétiques ou bactériologiques, toujours plus globaux, toujours plus imprévisibles, et toujours plus flippants, qui ébranlent sa planète, toujours plus quotidiennement.

  Une nuée, magnifique, d’oies sauvages, tout à fait hors de propos, décolle d’un massif isolé et survole son Audi classe fric, en formation serrée. Il suit les belles, d’un œil distrait, dans le rétro central. Le Sony est, tout à coup, pris d’un, très désagréable, Larsen suraigu. Ininterrompu. La réaction première d’Anton est de baisser les Watts. Mais, dans l’instant qui suit juste, un brusque flash, aveuglant, embrase l’éther, tout entier. L’air devient blanc blanc blanc. Les ombres, au sol, s’étirent, à outrance. Avant de, carrément, disparaître. En même temps que le mercure bondit, spontanément. Atteint de cécité subite, Anton écrase, du coup, machinalement, la pédale de freins. Ce qui, à l’allure délictueuse classe 3 à laquelle il se meut, a pour effet immédiat de lancer son bolide d’or dans un assortiment déroutant d’embardées incontrôlées, toutes plus rock’n’roll les unes que les autres. Pour, au final, terminer sa course en travers de la bande d’arrêt d’urgence. Et laisser, dans son sillage, quatre fois cinquante mètres, zigzagants, de gomme carbonisée. Le souffle court, Anton scrute l’horizon, droit devant. L’azur retrouve, assez vite, un éclat à peu près acceptable. Pour exhiber un magnifique champignon atomique.

  Colossal.

  La bombe des bombes a dû toucher terre à une trentaine de bornes. Mais le nuage s’étend. Rapidement. Le temps s’étire, lui aussi. À l’image des fins cirrus qui sont aspirés, dans une drôle de spirale tournoyante, par cette forme fantastique. Hypnotique. Et funeste. Le ton du ciel ionisé a viré, net, de Klein profond à un rouge pomme d’api cramé, de très, très mauvais augure. Anton s’éjecte, en cinq secondes, du cabriolet. Sans couper le contact. Sans même prendre le temps de chopper son chee. Il enjambe vivement la portière. Perd ses Ray-Ban en toc, dans son impro de figure acrobatique à deux balles. Affolé, il dévale, à toute allure, le bas-côté. Trébuche, bien entendu, et roule allègrement, en s’écorchant salement contre les épineux acacias rampants, qu’il écrase, sans vergogne, dans sa chute désordonnée. Il atterrit, tête la première, en sang, dans un cours d’eau mi-profond, à peine une cinquantaine de mètres en contrebas. C’est à cet instant précis que 6 mégatonnes d’énergie cinétique au plutonium fissuré, et leurs 80 000 degrés dissipés, atteignent, ensemble, la zone dans laquelle il prend son bain. Dans un barouf fou de fin du monde, il aperçoit un pont en béton, tout entier, passer, en tourneboulant lourdement, sur la voie qu’il a empruntée juste quelques minutes plus tôt. Propulsant, autour de lui, des blocs de bitume noircis, larges chacun comme un 38 tonnes. Il voit son coûteux coupé gold décapoté, ghostriderisé, dégringoler, en roue libre, le talus, quinze mètres plus loin. Comme si un géant pyrolâtre venait, par inadvertance, de shooter du pied dedans. Suivi de deux jantes chromées, qui ricochent, en scintillant, dans l’herbe. Merde, c’est le grondement, fracassant, comme un gros roulement de tonnerre qui ne va que croissant, qui déclenche, en lui, un réflexe des plus surprenants : Il replonge, sans détour, la tête dans l’eau boueuse. Puis s’agrippe, direct, au premier truc fixe qu’il arrive à accrocher, avec ses doigts, pour empêcher son corps de remonter, inopportunément, flotter à la surface. Paniqué, il peine dur à maintenir son apnée. Sent le ru, initialement frais, gagner trop trop vite plusieurs degrés embêtants. Et se voit, tout à coup, vivre ses derniers instants comme un homard de réveillon. Immergé dans une marmite en ébullition. Malgré la gravité, évidente, de la situation, cette pensée de passage, plutôt saugrenue, parviendra, quand même, à lui arracher un bref sourire. Jaune et solitaire. Les yeux clos, il sent la flotte tourbillonner avec vigueur. S’agrippe, aussi fermement qu’il le peut, à sa racine chérie. Il attend que ses poumons, en hypoxie, hurlent à l’aide. Peut-être une quarantaine de secondes. Qui lui en paraissent, pourtant, quatre cent cinquante-trois. Et même plus. Puis, émergé enfin, il s’octroie les tant attendues goulées goulues. En s’étouffant à moitié.

  Le ruisseau est presque à sec.

 

 

 

 

  Les infos transmises par ses six sens principaux, et celles provenant de tous les autres assimilés, sont illogiques. Inouïes même. Tout autant, d’ailleurs, qu’intraitables : Le paysage, trente-sept secondes exactement auparavant, délicieusement alterné d’adorables champs arables d’orge et de chaume insouciant, délimités par de charmants bosquets verdoyants, et autant de basses collines agrestes sur lesquelles s’élevaient, ici, placide, une exploitation agricole, et ses paisibles ruminants affairés, là, bourgade, à la grâce si bucolique, comme il en existe tant, au cœur de l’hexagone, a été, en lieu et place, supplanté par un sol uniforme, cramoisi, couvert de pas mal de cendres fumantes. D’où ne s’élèvent, encore, éphémères, que quelques flammèches agonisantes, et leurs tisons vifs virevoltants. Les dernières traces de végétation, tout comme celles de possible présence humaine, sont, bientôt, réduites à néant.

  Anton s’extirpe, en chancelant, de sa grosse flaque vaseuse. Ses membres gourds, encore méchamment contusionnés par sa chute confuse. Il se traîne, sur la grève, avec la prestance assurée d’un vieux lion de mer en mal d’amour. Et le même discours. Puis se laisse tomber, vite fait, dans le champ de poussière ardente qui s’étire, à présent, à perte de vue. Et reste allongé, comme ça, ventre au chaud, bras étendus à l’équerre. Un brouhaha de pensées désordonnées, royalement discordantes, se bouscule, toujours, en tambourinant sans pitié, contre les parois internes de son crâne malmené, lorsqu’il entend une voix mâle qui l’appelle, du macadam, à répétition :

  – M’sieur ? M’sieur ? En bas ? Ça va ? Vous vous êtes blessé ? Des dégâts ?

  Il se redresse, non sans mal. Porte sa main en visière, pour laisser le temps à ses yeux de s’acclimater à la luminosité ambiante, encore ultra forte. S’aperçoit, au passage, que sa chemisette blanche a viré à un camaïeu croûteux sang coagulé et terre de Sienne du Beaujolais brûlé. Un gars, qui doit avoir à peu près son âge, atteint d’un léger, mais visible, embonpoint, un peu dégarni avant l’heure aussi, fait mine de s’engager, sur la pente raide. Alors, il l’interrompt, de suite :

  – Non non ! bougez pas, pas la peine, ça va, je grimpe.

  Et, après 3 minutes d’une ascension laborieuse, dans la couche brune, et poudreuse, qui recouvre maintenant les flancs du fossé buissonneux qu’il a dévalé, juste à l’instant, il s’approche du gus, qui l’attend, figé, bras ballants. Ses yeux sont cachés derrière une paire de lunettes de vue, rondes et sales, dont un des verres est fendu en trois, et les montures, en alu, peinturlurées, elles, d’un très tropical jaune canari fantaisie. L’inconnu tend cinq doigts secourables, pour l’aider à gravir le dernier mètre. Puis se présente, sans ambages, dès qu’Anton l’a rejoint, sur l’asphalte morcelé, encore un rien fumant :

  – Xavier, heu, enchanté… J’étais au volant de mon van lorsque l’explosion a eu lieu. Je crois que j’ai fait une bonne quinzaine de tonneaux. Putain j’y crois pas. Mais le paradoxe, en fait, c’est que c’est la structure de mon vieux fourgon cabossé, qui m’a protégé, du principal de l’onde de choc. Je crois.

  Il pause, puis ajoute :

  – Je sais pas ce qui s’passe, là… Vous croyez que c’est la fin du monde ?

  Mais Anton ne l’écoute pas, en vérité. Il est complètement absorbé par la campagne dévastée. En l’espace de quelques minutes, la mégabombe a brassé, puis nivelé, le paysage tout entier. L’incroyable scène de désolation finale, sauce atome, s’étale sur des dizaines de bornes. De partout où porte le regard. Et, comble de l’indicible, un bouquet de Fatmans , de Gadgets , de Little Boys : une douzaine de gros nuages jaunasses, en forme d’amanite, se déploient, lentement, dans l’ozone orangé. Gigantesques comme c’est pas permis. Sur des kilomètres et des kilomètres de haut. Peut-être au-dessus des agglomérations les plus proches.

  Et ça se propage, au calme, aux 4 vents.

  Ouais, ça doit être la fin du monde.

  Sans doute…

  Cette vision, des plus sordides, prend le temps de se graver, dans son esprit. Celui d’un vieux frisson. Mais il ne répond pas, au dénommé Xavier. Laissant la question posée se perdre, toute seule, dans un silence sans fin.

  Il zieute le type, qui doit compter la petite trentaine. Un peu plus replet que lui. Qui avoisine, lui aussi, le mètre quatre-vingt-un. Un brun. Son visage est peinturluré de taches de suie sombres, style camouflage commando. Son t-shirt, gris délavé, le pauvre, en charpie. Son 501 sale, marbré bleu bordeaux.

  – Qu’est-ce qu’ont fait, alors, maintenant ? s’enquit Xavier, fichtrement pragmatique.

  – Je crois que le village le plus proche doit être, euh, par là. Peut-être à 4 ou 5 bornes. Mais est-ce qu'il existe encore ?

  Une nouvelle fois, Anton ne répond pas. Rien de sympa ne lui vient. Mais, d’un geste ascendant de la main, en direction de l’hypothétique patelin, il les invite à entamer leur voyage, dans ce Nouveau Monde.

  Ce Nouveau Monde, que d’autres baptiseront, plus tard, celui du Grand Recommencement.

 

 

 

  Des plaques entières d’asphalte ont été arrachées, retournées, et balancées sans ménagement dans les champs consumés, où elles gisent, maintenant, sens dessus dessous, tel un troupeau de brontosaures assoupis, après une grosse fiesta qui aurait dégénéré. Des carcasses cramées de véhicules traînent çà et là, éparpillées n’importe comment, dans des positions improbables. L’œil n'est pas trop habitué, par exemple, à faire face à un châssis de bahut 18 roues, versé à la verticale. Énorme, et intimidante, masse noire de métal dégoulinant. Une famille de fakirs fumants est allongée, en vrac, au sol. D’autres corps sont restés figés, assis comme des crétins, dans leurs pauvres épaves calcinées, plus bonnes à rien. Tout embaume l’irrespirable odeur de brûlé. Dix centimètres, au moins, de poussière cuivrée, ont été uniformément semés sur le bitume. Les bris de parebrises, éclatés en milliers de cristaux scintillants, jonchent les restes défoncés de l’A7, en jolies mares de strass. Des panneaux de signalisation autoroutiers, pliés en figures d’origami ratées, sont avachis, à gauche, à droite. Débris de ponts effondrés, caténaires et poteaux, allongés, obstruent les voies, ralentissant, du coup, sensiblement, leur progression. Assistés de moult nids de poule et crevasses. Et d’abondants troncs d’arbres carbonisés, abattus, eux aussi, en plein milieu de la chaussée. Des dizaines de câbles électriques, arrachés, courent, en prime, sur le goudron, traçant de grands serpentins noirs, complètement aléatoires. Au début, Xavier évoque, de nouveau, ses fameux quinze tonneaux. Performance inégalée of the day , d’après lui. Puis les deux hommes avancent, en silence. Enfermé, chacun, dans ses sombres pensées. À la luminosité du jour tombant, les nuages nucléaires, et les brûlis clairsemés, se dispersent, peu à peu. En dévoilant un coucher de soleil rouille, obscène, de carte postale kitch photoshoppée. Comme, en réalité, la région en a déjà connu 4 milliards de semblables, auparavant. Après une longue heure et demie de marche ininterrompue, Xavier propose, enfin, une pause. L’occasion, pour lui, de faire un point, manifestement.

  – On n'a croisé aucun être vivant, déplore-t-il, je n’ai aperçu aucun zinc, ou drone, ou quoi que ce soit d’autre, dans le ciel. Entendu aucun son qui laisserait supposer la présence, même lointaine, de secours… J’ai bien peur que nous soyons seuls. Et que le désastre soit, lui, général.

  Anton opine. Ses pensées, non seulement fragmentaires, mais, en plus, complètement embrouillées, se ressassent toujours, pêle-mêle, contre les parois de sa caboche fatiguée. Comme des godasses, dans un tambour de machine à laver. Ou des raveurs, dans une frenchcore. Sa famille, à Bordeaux, est-elle encore en vie ? Et ses potes, à Paris ? Ces explosions sont-elles localisées ? Un attentat 2.0, fomenté par quelque phalange sectaire tao-sunnite ? Ou une cellule dissidente du renouveau judéonégationniste éclairé ? Ce qui semble, quand même, peu probablement plausible : Pourquoi la France, en particulier, serait-elle la cible d’une telle offensive ? Il craint que, comme le présage Xavier, le problème ne soit plutôt, en effet, planétaire.

  – Nous devons trouver, avant tout, de l’eau. Potable de préférence. Ainsi que des vivres. Et savoir si les réseaux télécoms fonctionnent encore : Cheesephones, Net, télé, ou même radio… Je pense que nous devrions continuer à avancer, autant que possible, jusqu’à ce que nous atteignions un premier hameau. Ou, au moins, une aire de repos.

  Dix minutes plus tard, ils reprennent leur progression déboussolée, sur la mer de décombres sinistre et silencieuse. Le jour disparaît, derrière les collines, mais le clair de lune et, sur trois reliefs, au loin, les rougeoyantes lueurs d’incendie, leur suffisent à se diriger, à peu près correctement. La relative fraîcheur de la vêprée, malgré les trop fréquentes bourrasques saturées de cendres, n'atténue pas vraiment la sensation de soif, assez déplaisante, qui commence à se faire de plus en plus manifeste, voire insistante.

  Au terme d’une nouvelle plombe et demie, ils repèrent, effectivement, enfin, une station-service, dévastée, juchée sur une tite collinette aplanie à la pelleteuse, derrière la voie opposée. Ils s’en approchent, guettant, espérant, un éventuel signe de vie. Mais, de partout, l’oreille perçoit le même silence, absolu, inhabituel, étrange, et oppressant. De partout, l’œil détecte la même immobilité, morbide.

 

 

 

 

  Le toit en bois du bâtiment principal a été, dans sa majeure partie, détruit. Des madriers noirs, déchirés, et disposés en mikados début de partie, émergent, au-dessus de l’infortuné préfabriqué. Les 12 pompes à essence sont allongées, déformées à mort, comme si le susdit géant distrait s’y était essuyé les pieds. Le bitume, déchiqueté à la manière d’une fragile coquille d’œuf écrasée, indique que les réservoirs de carburant souterrains se sont embrasés. En dévastant, sans favoritisme, tout ce qui se trouvait à moins de cinquante mètres au-dessus d’eux.

  Fermeture définitive.

  Une carcasse d’Opel, calcinée, est encastrée, sens dessus dessous, dans la devanture du magasin. Une rogue arche en béton McDo s’est effondrée sur l’habitacle rouge criard d’un poids lourd, ne laissant, malheureusement, aucun doute planer sur la nouvelle destination du routier. Les grandes baies vitrées de l’échoppe principale, qui proposait, ce matin encore, junk food camembert-cornichons cellophanée et accessoires automobiles divers et variés, sont émiettées, au sol, en une myriade de fragments argentés. L’intérieur défait du bâtiment n’offre pas spectacle plus réconfortant, et donne à croire qu’une tornade dévastatrice, force 6, est venue chiner, entre les rayonnages du libre-service. Dix millions de paquets de biscuits sans huile de palme, de chips écoresponsables multicolores, de bouteilles en plastique pliées, criblent le sol. Pour la plupart fondus, et/ou carbonisés.

  Et la cendre ocre qui enduit tout, ubique.

  Tout.

  Les deux gus trouvent, néanmoins, des canettes de soda, rouge père Noël, encore pleines, dans un distributeur éventré. Et des barres chocolatées de la planète d'à côté, déformées, plus ou moins épargnées. Anton déniche, dans le boxon général, une antique radio à piles Kinwodd, et cherche à capter un signal, en se tapant la gamme complète des longueurs d’onde disponibles. Mais n'émane du haut-parleur que la désagréable friture parasite d’un vieux compteur Geiger périmé : le fond diffus cosmologique.

  Xavier rapporte, lui, d’un pillage rapide, des lampes torches, une provision de piles électriques, et deux sacs à dos neufs, transparents, qu’il entreprend de fourguer de bouffe et boissons, qu’il glane, au petit bonheur la chance, dans les sombres décombres. Enfouis dans les restes du comptoir circulaire effondré, ils découvrent, également, deux opinels, et des briquets jetables, qu’ils se partagent. Ainsi qu’une carte routière d’Europe plastifiée. Anton, seul fumeur du binôme, remplit ses poches d’une conséquente réserve de paquets noirs diversifiés.

  Ils évitent, tous deux, de laisser leur regard s'attarder sur les quatre pitoyables dépouilles grillées, étendues entremêlées sur le parvis du magasin. Qui étaient des gosses, il y a encore à peine 4 heures.

  Alors qu’ils s’apprêtaient à reprendre la route, d’un avis partagé, ils décident de, finalement, passer la nuit dans le coin. Estimant que marcher dans l’obscurité se révélerait, certainement, inefficace. Leur ferait prendre trop de risques de passer à côté d’une habitation, ou d’un chemin, sans le repérer. Ou, pire encore, de tomber dans un trou sournois, et de s'y blesser.

  Xavier s’écroule, rapidement, à même le sol, en chien de fusil. Ronflant direct à tout va, le volume d’un hippo rhinopharyngiteux. Fourbu de cet après-midi désastreux. Anton, lui, s’ingénie encore, un moment, dans sa quête d'un hypothétique signal. Sans succès. Grille dix-huit clopes d'affilée. Puis glisse, à son tour, dans un néant profond, sans rêve, avachi contre une pyramide effondrée de jerricans en plastique, vides et tièdes. Le menton fermement écrasé sur la poitrine.

 

 

 

 

 

  Le jour n’a même pas réapparu qu’ils se réfugient, trempés jusqu’aux os, dans l’unique portion du hall dont la toiture possède encore, sensiblement, sa forme d’origine. Près des machines à café cabossées. Piètre protection, hélas, contre le déluge qui se déchaîne, dehors. Ils jugent, du coup, de nouveau inutile de se précipiter à l'extérieur, sous un climat si peu tempéré. Et se décident à attendre, au moins, un semblant de début d’accalmie, pour reprendre leur chemin. Mais la pluie, les flashs lumineux, et les coups de tonnerre en boucle ne cessent pas. La Terre, mutilée, pleure la folie des hommes. Et, ça, durant quatorze jours, et quatorze nuits. Les trombes d’eau, ininterrompues, forment d’énormes coulées de boue brunes qui gonflent, de jour en jour, et charrient, peu à peu, débris, dépouilles, et carcasses de métal, qui roulent, à vau-l’eau, se choquent et s’entrechoquent, dans d’abominables crissements griffés. Le bourbier gluant glisse, en contrebas, sur ce qui subsiste d’asphalte, et gagne, chaque heure, en volume. Ils n'osent imaginer leur sort, si cette marée informe les avait trouvés sur la route. Donc, hors de question de lâcher l’abri de fortune. Même s’il est à craindre que, quand même, l’ossature endommagée du toit ne finisse, à force, par céder, sous le martèlement incessant du déferlement biblique.

  Si l’eau céleste, récoltée dans les jerricans, fournit une solution toute trouvée, question hydratation, l’intarissable ondée vide, au fil des jours, les dérisoires réserves de nourriture, accumulées dans leurs sacs miniatures. Ils entreprennent alors des expéditions sommaires, dans les décombres bourbeux des rayonnages échoués, sous la tempête. Pour y récolter les quelques vivres que l’eau, et la gadoue, auraient, fortuitement, épargnés. Combien de fois manquent-ils d’être emportés à la dérive, par la faute d’un seul faux pas, dans le ru redoutable de glaise épaisse, qui traverse, maintenant, l’ex-halte commerciale   ?

  Xavier a fini par se séparer du demi-verre fendu qui offrait, à son œil droit, une vision en miroitements kaléidoscopiques. Certes psychédélique, mais surtout désagréable, à la longue. Le battement assourdissant de la cataracte incite peu au bavardage, mais Anton apprend, néanmoins, de son compagnon d’infortune, qu’il exerce comme représentant de commerce. Parcourant, à longueur d’année, les routes de l’Union, au volant de son fidèle Volkswagen. Dans le but de dénicher de nouveaux acquéreurs, intéressés par les derniers modèles de robs agricoles à propulsions alternatives, voués à remplacer, à très court terme, les saisonniers manutentionnaires polyvalents qui récoltent vignes, et arbres fruitiers, depuis 5 000 ans. Le gars est célib, et de longue date. Son boulot disposant peu à certaines fixations, ou fixités : Il passe plus de trois cents nuits par an dans des chambres d’hôtel zéro étoile, minables, aussi mal décorées qu’exiguës. Au bord de la route, dans des ZAC toutes toutes identiques. En banlieues périphériques des grandes communautés d’agglomérations. Mais, depuis sept ans déjà qu'il a été embauché, par ce richissime conglomérat sud-coréen, il s’est fait à cette vie itinérante. Et se plaît à découvrir, de jour en jour, l’Europe profonde, comme il l’appelle. Ses vastes exploitations rurales, et les propriétaires terriens, et les ouvriers, qui y vivent. Et tentent, non sans mal, d’y prospérer. Xavier est nettement plus loquace qu’Anton qui, d’ordinaire disert, et peu avare de bons mots et réparties servies, en compagnie de ses amis et ses multiples conquêtes du beau sexe, se découvre, depuis les événements contrariants de ces derniers jours, des humeurs taciturnes, voire, curieusement, lunaires. Peut-être, envisage-t-il, est-ce sa manière, à lui, de réagir à la violence du changement métaphysique qui s’est produit tout autour d’eux.

  Tous deux sont issus de la même bourgeoisie. La fameuse, qui décline. Tous deux fils uniques, et peu proches, géographiquement, de leur famille nucléaire. Éloignés, forcés, par le grand millénario-cosmopolitisme généralisé. Anton, d’un tempérament, peut-être, un rien plus narcissique, dit aimer user, sans compter, de son image. Y attache, chaque heure, plus d’importance, et dans l’ensemble de ses relations, que Xavier, qui concentre, lui, ces clowneries superfétatoires au seul domaine professionnel. L’art d’être naturel. Tous deux se reconnaissent, immédiatement, dans un intérêt épicurien, sybaritique, aiguisé, pour les sciences, comme pour la bonne chère mais les deux ne vont-ils pas toujours de pair ? Et, à l’inverse, fustigent, d’une aversion prononcée, toutes formes répertoriées de croyances religieuses. Autant, d’ailleurs, que les superstitions qui en sont nées. L’occulte médiumnique, l’ensemble des arts divinatoires et autres pseudosciences, dont tout le ridicule se lit, souvent, déjà, rien que dans le libellé. Mélasses putrides, amygdales enflammées de crapaud Typhus et appendices de scarabées mort-nés. Follicules de fœtus unijambiste, glande lacrymale de Milosevic, une once de mandragore, ou de perlimpinpin, au choix, deux de salsepareille et trois couilles de petit Jésus noyé . C’est le lot collectif, en ces temps incertains, où la notion même de découverte se résume, pour beaucoup, à prévoir si Johanilla des Anges va, enfin, depuis le temps, fucker live avec Moudir des Marseillais. Mais où nul ne peut plus rester total détaché, face à l’intensification paisible de la fréquence dramatique des catastrophes climatiques qui plombent quotidiennement l’ambiance. Et, du coup, deux paradigmes, totalement antagonistes, gagnent, chaque jour, plus d’adeptes. Et ça, tout autour de la planète : Dans un camp, les rationalistes incurables, confiants dans les progrès de la science, ses miracles, comme ses mirages. Vivant dans le dégoût, ou le déni, de toute autre méthode plausible, susceptible de sauver l’humanité, et son unique foyer. Dans l’autre, les luddites extrémistes, jusqu’au-boutistes, du retour, inconditionnel, à la nature sans gluten. Et aux valeurs ancestrales de l’âge de pierre géoéconomique pré-Starbucks. Hélas, invariablement affublés du détestable corollaire de la pensée magique.

  Les idoles profitent, systématiquement, de l’obscurité, pour force recouvrer.

  Mais, trêve d’herméneutique politologique à deux balles : tout cela concernait le monde d’antan. Le terme climatosceptique ne sera pas resté bien longtemps dans le dico, finalement. Et qui aurait pu pronostiquer que le grand bouleversement, celui qui allait mettre tout le monde d’accord, résulterait, en fin de compte, de l’utilisation décomplexée de l’atome, instigatrice des pires phobies, huit décennies plus tôt ? L’équilibre de la terreur venait d’être rompu, une bonne fois pour toutes. Marquant la fin d’un conflit, trivial, car, somme toute, perdu dès le départ. Contre l’entropie.

 

 

 

 

  Le quinzième jour se lève sur une épaisse brume fauve, voilant toute chose. La crue des crues a, en définitive, cessé, durant la nuit. Le thermo émerge, sensiblement, et ça aide à la condensation des milliards d’hectolitres de flotte, répandus un peu partout les jours précédents, maintenant mêlés aux cendres nucléaires, qui se retrouvent, encore une fois, propulsées en suspension. Dans un brouillard de hammam écossais, d’une intensité rarement observée de mémoire de Viking, qui limite la visibilité à son propre nez, au max. Le déluge, qui violentait assidûment leurs tympans, et tout le reste, a laissé place à un calme total, au moins tout aussi écrasant : La densité irréelle de l’hyperfog étouffe chaque son, comme le fait, par exemple, celle des flocons qui tombent. Nul cri sauvage, Nulle fuite à quatre pattes, Nul gazouillis ne viennent troubler cette matinée, étrangement inerte, qui a succédé, d’un coup, au fracas, dantesque, des éléments en bacchanales.

Chapitre 3
Chapitre 5

[3]   Organisation Mondiale Chinoise