Paint Box
Huit jouants de plus ont passé sous l’âge d’or du sable aux mille nuances moutarde. L’océan bosselé s’est peu à peu raréfié, pour laisser place à des vallons plus profonds, mais plus clairsemés. Leur road trip nocturne post-apo emprunte maintenant le plus souvent d’interminables landes de poussière. Quelques dizaines de centimètres sous son linceul de sédiments nucléaires, gît le tracé fossilisé de l’A6. À tour de rôle, les voyageurs échangent leur place sur l’incroyable monture. Au bout des deux solides planches qui pointent à l’avant de l’octopode, ce soir, Xavier pilote, tandis qu’Indira somnole, allongé bras ballants à mater le bleu. À l’arrière, sur les deux autres madriers, Iliah et Tony veillent au grain. Ils s’éloignent de Miliance, a annoncé le vieux. Alors le risque de croiser les répugnants EVILL [11] suceurs et leurs potes, les immondes scorps biovores, s’amenuise d’heure en heure. Ce qui n’est pas pour leur déplaire. Le robuste robot progresse à la vitesse d’un homme lent, mais rigoureusement régulier. Cinq kilomètres-heure, huit heures le jouant. À chaque changement de direction, le pilote saute de sa planche et avance devant l’engin. La discrète COSSE [12] à la proue de la boîte de tôles futée reconnaît son maître sur le champ, et se calque sur sa direction.
Simplissime.
Lorsque leur parcours devient tortueux, le pilote précède la machine plus souvent. Et celle-ci le suit, docile. Ses sondes de proximité l’aident à calquer sa vitesse sur celle de son guide. Ses gyroscopes, eux, corrigent l’assiette afin de maintenir le tout debout, quelle que soit l’inclinaison relative du terrain. XO 15072 est peint sur la tôle latérale gauche du bœuf, en noir. XO est donc devenu son blaze, sauf pour Tony qui l’a baptisé lui, la Chose Impromptue. Iliah, dans sa relation avec XO, est plus instinctive. Et un peu trop souvent facétieuse, aussi : lorsqu’elle manœuvre en trottinant devant l’énorme boîte de métal cabossée, ses réactions sont plus saccadées et, comme de bien entendu, imprévisibles. Elle s’éclate, en gambadant, à serrer d’un coup sec son virage, prenant à chaque fois le kadru par surprise. Au grand dam de ses potes secoués, dont les sièges fléchissent dangereusement. Il est tout simplement impossible de roupiller sur les planches qui balancent sans arrêt, inlassables. Les passagers peuvent somnoler, tout au plus. Son vieil alternateur à ODHOR [13] déréglé sent un petit peu la merde, faut bien avouer, mais c’est naturel, et on s’y fait. Lorsque le sol est plat, le rythme monotone et apaisant des oscillations prête tout particulièrement à la méditation, bien aidé par le nystil, l’algue sèche récréative aux vagues senteurs de chawarma cramé que tous ont appris à fumer, perchés sur le paisible bot. Dans son malheur, papy a quand même eu du pot : le contenu du sac rescapé n’a pas trop morflé. Par un providentiel hasard, Yphrion n’a pas cassé sa pipe lors de son atterrissage incontrôlé. Enfin si. Mais non.
Iliah patauge au fond des miasmes troubles et stagnant de la mélancolie. Elle revoit Tohan, aurait aimé connaître sa voix. L’entendre une fois, au moins. Un minimum quoi. Putain c’était pourtant pas trop demander... High errances chamaniques pour Xavier qui, lui, vogue mille pieds au-dessus des vides incroyables, époustouflants qui ont, il va sans dire, marqué au feutre indélébile sa cornée. Il survole Niagara Falls transformée en grosse coulée de boue jaunasse. Gigantesque coulée de boue jaunasse, et fluo. Dans ses vues d’esprit, il chemine à travers les vestiges noirs du château d’Édimbourg, soufflé comme tout le reste par la Grande Tempête. Il s’interroge aussi sur la véracité de certains ouï-dire : l'archipel nippon ne serait plus immergé. Comme aussi presque toute l’Indonésie. Rêveries putrides à l’ère du vide. Nostalgiques, Tony et le gars qui parle dans sa tête sans arrêt, songent régulièrement, pour leur part, à la frangine. Il s’en veut à mort de l’avoir ainsi abandonnée. Il a trouvé un gros bouton rouge à la con. Enfin, pardon, gris, plutôt, le bouton. Bref. Il a merdé. Fallait pas y toucher. M’enfin, pas besoin d’être devin, ça sautait aux yeux. C’était même gros comme une putain de maison. Et bien sûr, il a appuyé. Et maintenant voilà. Est-ce qu’il reverra sa petite Priscille, la douce prunelle de ses yeux ? Il espère du fond du cœur pouvoir un jour de nouveau la serrer dans ses bras. Son cœur d’ailleurs à vif, et ses bras aujourd’hui tout malpropres, et couverts de grosses ecchymoses croûtées. Indira, d’une personnalité ascendante radicalement plus contemplative, préfère se faire voyant à toute heure. Observer, quoi qu’il arrive. Là où d’autres ne verraient dans la prune pénombre que trois basiques silhouettes de collines aux rondeurs un peu mammaires, surlignées par la lune; il se plaît à repérer les rocailles saillantes sur le flanc de celle la plus à l’ouest, dont les ombres fuselées lui évoquent la mâchoire hypertrophiée d’un gros saurien qui roupille. Il est certain d’avoir aperçu un piaf aussi, la veille. Sous le feu rasant du tombant. Une hirondelle, un martinet ou quelque chose qui y ressemblait. Un merle blanc radioactif, sans doute. Certainement. Mais bon, il est le seul à l’avoir vu. Et les autres, évidemment, ne le croient pas. Alors il scrute les ténèbres, dans l’espoir muet d’en repérer un autre.
Xavier, une ou deux fois le jouant, extrait de l’unique sac qu’il a pu sauver de la débandade, une antédiluvienne boussole de l’armée, tout oxydée, et une carte d’Europe plastifiée. Plastifiée trente ans plus tôt : l’Allemagne y a sombré sous une grosse tâche de suie noire, la Suisse et l’Autriche disparues dans une vilaine déchirure en croix. De gros points au feutre rouge – ou au sang – marquent l’emplacement approximatif de quelques points d’eau.
[11] Engin Volant Imitant La Libellule
[12] Caméra Omnidirectionnelle Sphérique à Spectres Éclectiques
[13] Oxydoréduction D’Humus Organique Radioactif