La maitre machine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La liberté ne doit pas être appréhendée comme un concept, mais comme un réflexe.

Et de ceux des plus archaïques.

Preuve en est, que, de son absence, nous nous hérissons.

 

26

Plaines sans terre

 

Goodbye blue sky

 

 


 

  Iliah avance, depuis trois bonnes heures, le vague à l’âme. L’aube a, d’abord, laissé place à une lavasse laiteuse, immobile et sale, plus ou moins verdâtre, et chargée de chez chargée. D’où la flotte semblait prête à dégringoler, à tout moment. Ce qui aurait, pour tout dire, assez arrangé la jeune évadée. Avant que les cieux ne se découvrent, et laissent sourdre un soleil, incandescent, bien pire compagnon de route. Là, c’est chaud ! Elle regrette amèrement de ne pas avoir emporté même une toute petite réserve d’eau. Habituée, qu’elle est, à s’abreuver, exclusivement, aux fontaines individuelles des Libs, la survivante n'aurait, en réalité, même pas pu imaginer à quoi pourrait bien servir une gourde, si, d’aventure, elle en eut croisé une. Assez incertaine, pendant un moment, de ne pas tourner tout bêtement en rond, sur cette terra incognita pénible, et désespérément rase, d’où rien ne surface, elle s’est, un temps, laissée berner par un mirage. Puis a, finalement, repéré une dune, bien réelle, celle-là, et s’en approche, maintenant. Elle commence à franchement penser qu’elle est juste en train de vivre ses dernières heures. Que, finalement, le côté positif, dans tout ça, ça aura quand même été la course folle, sur la colline, avec Tohan. Bien sympa. Et qu’elle valait peut être, à elle seule, la peine, malgré tout, d’en être arrivée là. À vrai dire, n’importe quoi, plutôt que de devoir supporter, une seule minute de plus, les restrictions douteuses, les brimades débiles, les sarcasmes d’autistes inutiles, les remontrances indignes, et les coups vicieux et rancuniers de ses sales cons de profs stakhanovistes névrotyranniquoschyzos-chroniques. Pour ce qui la concerne, en tous cas. Elle essaie de pas trop trop penser au pauvre Tohan, c’est sûr. The show must go on.

  La grosse dune blanche cache une des crêtes du haut plateau géologique, sur lequel elle progresse, à une vitesse d’escargot sec, et au centre duquel la mégapole au tapis a été bâtie. Aussi, une fois parvenue au sommet du mont de sable, se dévoile, devant ses yeux ébahis, un profond canyon de tuf, qui serpente, tranquille, entre une suite d’autres dunes ocres, jusqu’à se perdre, au loin, à l’horizon, dans une belle ligne de fuite déchirée. Une rivière a, autrefois, charrié, en exutoire, les eaux de pluie accumulées sur la lande, et sculpté cette dépression naturelle qui, aujourd’hui, n’est plus qu’une large, et interminable, crevasse de caillasses, et, surtout, de sable.

  On pourrait tout aussi bien être sur Mars.

  Les rayons du soleil cognent sur une enfilade d’éoles gigantesques qui tournoient, paisibles, à quelques kilomètres, sur le prolongement de la cime, à sa gauche. Et c’est, là, la seule trace d’activité humaine visible, où que porte la vue. Pas un chat, et pas le moindre signe d’eau, non plus. Iliah se pose, un instant, pensive, et admire, en même temps, la beauté brute du monde qui s’offre à ses sens. L’ado n'a pas vraiment d’idée précise de ce que pouvait bien être la terre d’avant le Grand Recommencement. On lui a un peu trop souvent montré les mêmes images de cette période éteinte. Et celles-ci reflètent finalement assez mal les témoignages numérisés de ceux qui y ont vécu. Faut pas oublier, de surcroît, qu’Internet – l'Internet original – lui est inconnu.

  En décortiquant, du regard, les différents choix possibles d’itinéraires qui se présentent, parmi le sable et les roches saillantes, l’attention de la jeune fille se catalyse, à une cinquantaine de pas, un peu en contrebas, sur un machin obscur, semi-enseveli, aux angles un peu trop symétriques pour être simplement rocheux. Elle s’en approche, sa curiosité piquée. Et découvre la carcasse, délabrée, d’une énorme libellule mécanique, faite du même vinyle mat, charbonneux, que les drones malveillants qui empoisonnent sa cité. Le truc est amoché sévère. La visière, qui constituait l’œil cyclopéen de l’abominable bestiole, gît au sol, fendue en trois gros tessons rubis. Les deux ailes de droite ont été arrachées vraiment salement. La fine pellicule de polymère tropicalisé, toute déchirée, de l’une d’elles, affleure du sable, à deux pas du corps de l’affreux insecte défunt. Les articulations mutilées de la queue annelée, pliées à l’équerre, forment un Z, qui ne présage rien de bon sur l’état des circuits imprimés enfichés à l’intérieur. L’objet volant non identifié a dû, selon toute probabilité, se crasher. Puis le sable s’employer, comme il sait si bien le faire, à ronger les arêtes de la carcasse froissée, et par endroits découpée, par l’impact. L’horrible bête noire est définitivement HS, c’est clair. Mais, avec sa taille de doberman adulte, elle n’en impose pas moins une répulsion toute viscérale à notre jeune évadée. Quelques longues secondes s’écoulent avant qu’elle n’ose enfin, à peine, l’effleurer. Malgré la touffeur caniculaire de barjot qui règne dans le coin, sous ses doigts, le métal est glacial. Les formes géométriques dentelées, reconnaissables entre mille, des micros diodes et capteurs, protubérances, ridules, et autres orifices malsains qui truffent la tronche de la sale bête, prouvent, sans conteste possible, qu’elle a été conçue par le même bureau d’étude déjanté que les saloperies volantes qui sillonnent les nuits de ses pires cauchemars. Iliah se sent oppressée. Limite, même, menacée. Son pouls s’emballe à 350, sans prévenir, tandis que son épiderme se hérisse, bien bien droit. Si d’autres bidules, à l’image de celui-ci, rôdent dans les parages, elle ne donne pas cher de sa peau. Et même à très court terme ! Elle scrute l’éther, mais n’y décèle aucun mouvement qui pourrait révéler la présence de ces ignobles instruments de mort. Iliah, de plus en plus sceptique, sent la liste des options à prendre, en vue d’assurer sa survie, se réduire comme peau de chagrin. Où que porte son regard, elle ne détecte nul endroit qui pourrait, même éventuellement, abriter de l’eau. Et faire demi-tour vers le strip électrique qui circonscrit la ville n'est pas une alternative de repli très prometteuse non plus.

  Le seum. Autant choisir entre la peste et le choléra, vous voyez le genre, quoi.

  Pourtant, d'autres coureurs ont, sans aucun doute, pu franchir ce maudit ruban, même si elle n'en a vu, jusque là encore, aucun. Elle se doute bien que des centaines, des milliers, peut-être, de ses concitoyens, exaspérés d’être accablés, ont, hier, tenté leur chance. Et pu, au moins, égaler sa prouesse. N’étant pas, elle-même, une championne émérite du cent mètres départ arrêté. Loin s’en faut. Et, pourtant, elle n’a aperçu âme qui vive, tout au long de sa longue marche, bien que la vision porte loin à la ronde, dans cet immense rien sans relief. Et la vallée désolée, devant ses yeux, paraît tout aussi déserte. Au loin, dans la lumière, les bourrasques soulèvent une poussière d’or éphémère, au-dessus de la crête cassée de deux hautes falaises de basalte. Elle entreprend d’arracher la coque de la tête de l’épave tronique. Compte tenu de sa taille, et sa forme, des fois qu’elle se révélerait creuse, elle pourrait bien s’en faire une espèce de couvre-chef. Un casque, en fait, qui tiendra au moins son crâne au frais, vu l’étonnante propriété dont l’alliage inconnu qui la compose semble pourvu. Le choc a, en tous cas, bien ébranlé son exostructure. Aussi, le couvercle sphérique, abrasé, qui abrite l'hyperprocesseur, centre nerveux du cauchemardesque insecte, finit par se détacher, d’un cloc sec. Et sa forme, convexe, convient pile à l’usage particulier qu’elle lui a destiné, une fois débarrassée des fiches, bus, et filaments ensablés, qui assuraient, dans une autre vie, la connectivité des données, entre sondes et cortex de la machine morte. Ainsi coiffée, Iliah reprend son errance, sous l’usine à photons que rien, décidément, ne peut persuader de quitter son zénith. Elle brûle d’envie de se désaper, sous la fournaise, ses fringues moites lui filent l’hyper désagréable sensation de mariner sous une flanelle, collante tant qu’à faire. Mais elle se dit, avec justesse, que les érythèmes n’amélioreront en rien son endurance aux heures prochaines, qui s’annoncent, d’ores et déjà, torrides. Le vent, qui a forci, s’engouffre avec elle dans le défilé, et évoque, maintenant, les lamentations inquiétantes de spectres tourmentés, dissimulés, pour quelque inavouable raison, derrière les amas de roches. Bien que profond, le canyon qu’elle traverse désormais est trop évasé pour offrir la moindre ombre, et lorsque, quatre heures plus tard, l’astre importun s’éclipse, enfin, derrière l’horizon, il y lègue notre Iliah agonisante, étendue par terre, toute blême, langue enflée, glotte atrophiée, lèvres sèches, livides et grave gonflées. Le souffle court, ses poumons hurlent à l’aide leur déficit criant d’eau. Son corps moribond, à bout, en défaut sévère du vital liquide, tente, comme il peut, d’économiser les rares réserves d’énergie qu’il lui reste encore à puiser, çà et là. Iliah fixe ledit horizon. Ses pensées étiolées ont migré, ailleurs. Vers un monde meilleur, qui existe, peut-être, au-delà de l’immensité dépouillée de dunes qui s’étale, à l’infini, face à elle. La joue aplatie sur le sable brûlant, persuadée que chacune de ses inspirations d’asthmatique en crise sera la dernière des dernières, et que, ça y est, rien ne pourra plus la sortir, cette fois-ci, de cette situation critique, elle aperçoit la silhouette d’une impressionnante caravane apparaître, au loin, à la limite périphérique de son champ de vision. Devant les ultimes teintes cobalt du crépuscule. Des types cheminent sur les dunes, accompagnés d’engins quadrupèdes autonomes, qui tractent des chariots, montés sur des roues immenses. La colonne est formée d’une quarantaine de formes, et Iliah remarque, direct, que la plupart d’entre elles sont enchaînées. D’une déambulation lente et régulière, elles se dirigent, droit dans la direction où le soleil a filé se cacher, un peu plus tôt. Elle n’a pas trop le choix, puise dans ses dernières forces pour redresser ses pauvres guibolles toutes flageolantes, et s’égosille d’un au secours ! rauque, éraillé, qu’elle juge au final fichtrement ténu, en plus, une fois franchi son gosier rassis. Quelques silhouettes réagissent, tout de même. Un petit groupe d’ombres se détache bientôt de la longue file indienne, et approche dans sa direction. Mais Iliah voit alors brusquement arriver, juste devant elles, une tripotée de papillons noirs et blancs hypo glicemissus virevoltants. Puis se sent, en état de semi-conscience, hissée à dos d’homme. Pile avant de perdre complètement connaissance, alors que son esprit s’abîme, enfin, dans un vortex circulatoire, suivi de près d’un salutaire black out libératoire.

 

 

 

 

  Lorsqu’elle émerge des limbes, groggy et tout ankylosée, il fait nuit noire et la température frôle encore les quatre-vingt-quinze degrés, ressenti 900. Elle est enfermée dans une cage en bois d’un demi-mètre cube, posée sur le plateau d’un chariot vieillot. Quelqu’un a embarqué ses grolles et son casque frigo, qu’elle ne trouve nulle part dans sa cellule.

  Le cortège a fait halte.

  Elle mate trois zigues en haillons, aussi crades qu’hirsutes, accaparés à délester la charrette garée juste devant la sienne, de tout un tas de bâches militaires rapiécées, qu’ils déplient avec application au sol. Deux grosses canadiennes sont hissées sur le sable. Dans la pénombre, on devine, à une bonne trentaine de mètres d’elle, ce qui ressemble, à peu près, à une oasis : selon toute apparence, une dizaine d’arbustes anémiques tentent, sans trop d’espoir, de survivre aux assauts mortels du sable, au chevet d’un bassin boueux, aux reflets épinards, et à la phosphorescence suspecte. Quelques roseaux poussent, ou plutôt pourrissent, ça et là, sur les porcines séchées qui cernent cette triste mare. Des feuilles noires, mortes, flétries et moisies, flottent à sa surface croupie, et l’ensemble exhale force fragrances d’humus et de vieille vase faisandée.

 

 

 

 

  Lorsque la jeune fille gracile se redresse enfin, encore fébrile, le cosmos recouvre tout de son encre de chine. Là-haut, des milliards de minuscules taches blanches veillent sur les dunes désertes. De la surface de l’étoile de la mort, s’élèvent, fidèles à eux-mêmes, des éclairs éphémères. Aussi impitoyablement réguliers qu’un morne métronome, balisant la course frénétique du temps.

  Le groupe de prisonniers est composé, presque exclusivement, de prisonnières, cradingues et décharnées, à poil ou en haillons ords, qui ronquent à même le sol, tout autour de sa cage roulante. Certaines d’entre elles sont affublées d’excroissances disgracieuses de peau fripée, volumineuses anomalies boursouflées, qui se développent autour de leurs articulations noires de crasse. Des verrues buboniques testiculiformes difformes, répugnantes et hypertrophiées à souhait, qui pendouillent sous les aisselles, aux coudes, chevilles et poignets de ces malheureuses infortunées. De longues chaînes serpentent, sur le sable, entre les colliers en fer qui entravent ces pauvres hères, juste allongés ou complètement endormis. De vieux bidons cabossés, tout rouillés, sont entreposés sur d’autres charrettes. À leur signalétique à moitié effacée, ceux-ci ont à l’origine contenu fioul, mazout, C4, U-235 et autres moxs – Attention : corrosif ! Utilisation interdite en zone urbanisée. Mais c’est bien de l’eau, qui en coule, lorsqu’elle voit les bonnes femmes y étancher leur soif, la bouche ventousée aux trous de rouille qu’elles dégotent sur les couvercles.

  Près de son chariot, une mamie momie, en tenue d’Eve, à la carne parcheminée, maculée de nævus violacés en relief, grattouille avec nervosité son crane fripé, coiffé de longs cheveux rêches, tressés en une seule impressionnante dreadlock toute raide, qui a dû, à son état, passer déjà d’innombrables nuits à fouiller le sol du désert. En en ramenant tout un biotope parasite, et mutant, qu’elle abrite, maintenant, dans un écosystème filasse, multicolore et mouvant. La vieille rasta sorcière au long nez crochu la fixe bien droit, de son œil jaune valide, tandis que l’autre observe Saturne, et lui tend, de ses doigts osseux tout arthrosés, une gourde en peau de bouc, puis ouvre sa gueule édentée et chuchote : «Ois ! Ois !». Iliah parvient, non sans mal, à détourner son attention de The Lock, prend la gourde en main, inspecte brièvement l’objet poilu, le porte à ses lèvres craquelées, s’étouffe un grand coup puis parvient, enfin, à avaler quelques gorgées salvatrices. L’aïeule lui arrache sans traîner son précieux récipient des mains, et en posant son index ratatiné sur son museau souillé, lui enjoint, en langage universel, de rester la plus discrète possible. La majeure partie du camp pionce, à l’heure qu’il est. Une quinzaine de lascars, sous quatre tentes, une trentaine de nanas maigres à faire flipper, et quelques autres mâles, entravés. Et les six archaïques bots quadrupèdes, aux mensurations de petits bœufs boulimiques : Des malles de ferraille toutes bêtes, sans tête, portées par quatre pattes grêles articulées, carrossées de tôles beiges centenaires, rivetées et étoilées de vieux éclats d’ex-mentions peintes en noires. Des antiques, mais inusables, panneaux de céramique photovoltaïques, sales, carrellent leur solide tôle dorsale. Les bœufs mécaniques sont couchés sur leurs quatre membres chromés, tout fins et repliés, immobiles puisque, pour l’heure, sans tâche assignée.

  Sa cage est fermée par un cadenas grande guerre tout rouillé, mais costaud. Aucune chance de le forcer ou le crocheter. C’est la merde. Par contre, les planches dépareillées qui composent le plateau de la charrette ont pourri, sur un des angles de la cellule. Et le vieux bois est imbibé sérieux. Elle comprend à quelle fonction primitive est dédiée cette partie de l’espace clos, que d’autres prisonniers ont dû occuper, contre leur gré, des jours et des jours durant, avant elle. Sentant monter un haut-le-corps incoercible, elle balance un coup de pied intrépide et vigoureux dans le bois humide, qu’elle traverse dans un fracas franchement bruyant. Elle s’est maintenant empêtrée, pauvre courge qu’elle est, dans les débris de planches restés cloués à la cage. Sa jambe coincée, et son pied rament, seuls, hors de la prison. Malgré son raffut monstre, tout semble toujours quiet et silencieux, alentour. Deux grizzlis patibulaires jouent aux cartes, vautrés par terre, entre les tentes et les femmes. Corpulentes silhouettes mouvantes, sous la lumière dansante d’un vieux baril en flammes. Finalement, sa morphologie mince, à force de gesticulations expérimentales, s’engouffre dans la brèche et, gravité aidante, patatras, dégringole au sol, entre les deux roues de l'imposante carriole, dans une cabriole magistrale vraiment, vraiment trop tonitruante. Si elle continue comme ça, avec son foin d’enfer, c’est clair qu’elle va finir par rameuter les gardes. Ou pire encore, qui sait ? Mais son corps, gorgé d’adrénaline, tous ses sens au summum de leur acuité, réagit manifestement plus vite que ses pensées, et elle se met alors à ramper fissa vers la réserve d’eau, en contournant les prisonnières apathiques, et celles qui roupillent déjà. Elle se saisit vite fait d’un bidon de cinq litres muni d’une poignée en plastique, qui entaille sévèrement ses phalanges au passage, la pute, et elle file, le plus loin qu’elle peut, des tentes. Profitant que, sur le sable, ses pieds nus rendent sa course furtive.

 

 

 

 

  Je le sentais bien, que cette gamine allait me faire chier ! fut la première réaction, imagée, de Mégildas, le meneur en titre, lorsqu’il découvrit le gros trou béant sous sa fidèle roulotte cachot. Son énorme paluche toute calleuse alla s’écraser, direct, sur la tempe de son acolyte le plus proche, qui devait, pour sûr, être responsable, d’une manière comme d’une autre, de cette situation imprévue, dans un claquement d’os mat qui fit peine pour le rachis cervical du pauvre bougre.

  Les cinq haltérophiles des sables qui tournent autour du chariot ont visiblement eu une mauvaise surprise au réveil.

  – Cent Poussières, laissez là donc courir ! Et puis c’est marre ! aboie Mégildas, rouge de rage. Si elle a un tant soit peu de jugeote, elle nous suivra, comme un gentil p’tit scor, d’toutes façons. Ou bien elle crèvera toute seule dans le trésert !

  Tout de noir vêtu, le rital pur jus jouit d’un physique de triple lourd, velu à l’excès. Qui explose en plus, allègrement, le mètre quatre-vingt-quinze. Le vieux cuir de son visage, comme celui de tout son corps, du reste, est tanné, ultra sec, ravagé de fissures de toutes tailles, qui lui font comme tout plein de cicatrices pas belles partout. Ses mollets, dix fois trop larges et exagérément noueux, trahissent l’excès d’années passées à fouler ces arides contrées. Sa protubérante barbe brune, roussie par le soleil et mille fois entortillée par le sable, crée un contraste radical avec l’absence totale, mais totale, de tifs sur son crâne, et le force à pencher perpétuellement son cou en arrière, procurant l’impression, assez irritante, qu’il toise tout un chacun. Iliah observe ces sales types, allongée immobile au sommet d’une dune. Une des grosses masses noires s’agite bien plus que toutes les autres, beugle en continu ses directives, ou son mécontentement, jure, éructe, vitupère, et distribue, à tours de bras, tout un florilège de grands gnons didactiques brutaux dans les omoplates, les abdomens, et sur les occiputs de ses pauvres sous-fifres désespérés, qui n'ont pas l’air d’en mener bien large, en tous cas. De sa position élevée, elle ne capte qu’en sourdine des bribes de conversations, complètement inintelligibles, dans un concert d’intonations rauques, colportées au gré du vent du désert, occupé, lui, à prélever son dû aux milles courbes de ce monde. Elle a, au bout du compte, viré le haut de son thermuniforme, pour l’enrouler en un pseudoturban qui protège, genre un peu pas trop, son crâne du feu, et ses narines et sa trachée de l’autre joyeuseté locale. Elle porte son mini juste au corps noir qu’elle kiffe trop et a déchiré son fute, pour s’en faire un short, pompé sur ceux de certaines des prisonnières, rendant comme ça un peu plus supportable sa triste condition, sous les rayons de plomb. Les chutes lui ont, en outre, fourni des brassières pas trop mal, qu’elle trouve carrément plus utiles pour endiguer l’assaut incessant des UV.

  Iliah acquiert, à la dure, les gestes réflexes essentiels qui lui permettent de survivre, au jour le jour, en subtilisant discrétos son pain quotidien. Elle emploie sinon le plus clair de son temps à surveiller la caravane à l’arrêt, depuis le premier promontoire qu’elle trouve. Et la suit, dès qu’elle reprend sa transhumance. En longeant les crêtes, lorsqu’elle traverse des vallées, ou, sinon, en restant derrière, en se tenant à bonne distance, si elle emprunte les hauteurs des reliefs. Son alimentation se compose, au même titre que tout le clan, d’une monotone bouillie grisâtre, à l’arrière-goût de cochon fumé, distribuée dans des écuelles cabossées dont elle escamote le contenu en douce, ni vu ni connu, aux dépens des pauvres prisonnières vraiment trop claquées pour rester tout le temps suffisamment vigilantes. L’insipide purée tiédasse est faite d’une farine grossière, que les nomades extraient de gros sacs de jute blancs, avant de la réhydrater dans leurs timbales. Avec la mixture, genre glaise épaisse grumeleuse, ils malaxent, de leurs doigts sales, des grosses boulettes poisseuses. Qu’ils n’ingèrent qu’après les avoir mâchouillées pendant trois heures.

  Toute la sainte journée, le groupe squatte. Cette bande de gros oisifs sue à musarder, sous l’implacable cagnard. Ou à procrastiner, sous les tentes, complètement anesthésiée par la surchaleur ambiante. Proches, quand cela leur est possible, d’oasis zombies, dont ils semblent avoir, vaguement, cartographié les tombes. Ils utilisent une liqueur verte, visqueuse, pour décontaminer le bouillon baveux olivâtre qu’ils vont puiser au fond des bassins les plus profonds, et ils entreposent le truc dans les gros bidons empilés sur les charrettes. Dès la tombée du jour, la longue caravane reprend sa procession traînante, dans un rituel immuable. Et ce jusqu’à tard, très tard. Les vieux bœufs robots tirent, sans relâche, de toute l’énergie de leurs batteries, leurs lourds chariots, sous l’écran carbone, sa grêle d’étoiles, et ses éclairs sans nuages.

  Abstraction faite de leur crasse, les autres meufs, bien qu’entravées, ne semblent pas, par ailleurs, plus maltraitées que ça. Au regard du dénuement général, s’entend. Et Iliah s’interroge sur leur fonction précise, au sein de cette curieuse assemblée. La jeune Touareg n'a pas la moindre idée de leur destination. Mais elle sait maintenant, exactement, où chopper de la flotte et à grailler. Et ça lui convient tout à fait. Même si, pour le coup, elle préférait, de loin, le goût acidulé des sempiternels flans aquarelles qu’on leur servait tous les jours, au réfectoire. Elle a repéré sa pompe gauche au pied d'une petite grosse. L’autre est toujours portée disparue. La communauté d’Iliah communique déjà fort peu, en temps normal. Et, là, ça fait maintenant deux bonnes semaines qu’elle n’aura adressé un mot à autrui. Aussi, est-ce telle une créature sauvage, aux abois, qu’elle apparaît, à l’aube, entre deux chariots, devant un des orques, tout surpris, lorsqu’il tombe, inopinément, sur elle, dans sa ronde du matin. Le petit animal, les nerfs à fleur de peau, est agile. Et vif. La sentinelle, encore pas trop trop bien réveillée, ne voit pas arriver l’assaut. Et sa joue s’en trouve striée de trois belles lacérations ongulaires bien parallèles. Avant qu’Iliah ne se débine, une nouvelle fois, rapido, entre les dunes.

  Mégildas est hors de lui. Son commis scarifié, oreilles basses et dos courbé, écope en prime, d’office, à l’œil, d’un nez tuméfié violacé. Plus une ouïe bourdonnante circonstanciée. Mais ça ne suffit pas, pour autant, à calmer le courroux du rustre leader de cette sinistrose ambulante.

  – Las, ça va comme ça, c’en est assez de ma largeanimité. Si vous l’apercevez, descendez-là. Cash ! Nom de nom de Râ. Après tout, c’est pas garanti du tout qu’on en fera une plus-value intéressante, à Samalcande. Vu le nombre de jouants qu’elle a passés à crapahuter après nous dans l’trésert, il grogne, à la cantonade, l'œil mauvais.

 

 

 

 

  Deux matins plus tard, Iliah se trouve, de nouveau, prise en flag. Et esquive, par pure aubaine, les balles du pétard ancestral qui lui fait face. Tombée nez à nez avec son propriétaire, le vieux cow-boy fané au borsalino froissé, alors qu’elle dérobait, en toute innocence et discrétion, un des précieux jerricans emmagasinés sur la grosse charrette réservoir. Une fois encore, elle se carapate presto. Ce qui arrache, enfin, une ébauche de sourire à Mégildas : cette petite effrontée commencerait presque à l’amuser…

 

 

 

 

  Dix nuits de plus ont passé dans le trésert impitoyable. Et Iliah, sous la canicule établie, a pris pour habitude, pour roupiller, ou bien juste somnoler, de s’enfouir, tout entière, sous le sable. En ne laissant émerger que tête, bras, et plantes des pieds. Et c’est ainsi, embusquée, à moitié aux aguets, qu’elle aperçoit étinceler, médian, devant les premiers rayons du levant, l’essaim d’énormes volatiles noirs qui approche, à tire d’ailes, du bivouac installé tout près, un peu en contrebas. Fluide est leur vol, porté par quatre fins, mais longs, ailerons, que la vitesse de leurs oscillations rendent quasi invisibles. Dans le contre-jour, leurs écailles d’obsidienne scintillent, féeriques, devant l’astre à l’écliptique. Le bourdonnement aigu, aux inflexions du métal, s’amplifie. Le vent suspend son souffle. La scène est hypnotique. Le phénomène, à la limite du subliminal. L’attaque, elle, fulgurante. Les cinquante affreux insectes s’abattent, tel le fléau biblique, sur les pêcheurs affligés.

  Exposés.

  Certains déchirent, en coup de vent, avec leurs petites pattes acérées, les vieilles bâches des tentes. Puis, direct, les corps acculés, tout juste tirés de leur sommeil, qui n'ont même pas le temps d’esquisser ne serait-ce qu’un seul petit geste de défense. Les féroces cybergargouilles ne mutilent pas par pur plaisir, oh que non ! Elles enfoncent leurs queues oxydées au fond des plaies monstrueuses qu’elles creusent dans les atonomades, fous de terreur. Puis fouillent, consciencieusement, leurs viscères. Les sucs mammifères constituant, de toute évidence, une source d’énergie goûtue pour ces terribles bourreaux ailés. Quelques tirs claquent, dans la panique générale. Deux des horreurs s’abîment au sol, fauchées. Les paisibles bœufs d’acier ne sont pas épargnés, et bénéficient, eux aussi, d’un taillage en pièces express, en règle. Les bots, en charge, n’opposent pas même l’ombre d’un début de réaction, et ne peuvent qu’agoniser dans des crissements perforés déchirants de tôles disséquées. Des rugissements primaux roulent dans les dunes. Les fractions supérieures de bipède, parcourues de spasmes odieux, hurlent d’une même voix de damné, alors que, déjà, l’effroyable assaut touche à sa fin. De partout, des quartiers épanouis indéterminés, et des lambeaux de couenne déchiquetée, jonchent le sable, dans un festin spécialement ignoble de cochonnailles de Bayonne. Au ketchup.

  – Oh oh ooooh oooouille ooille ooooh ooooille oo oo oh oille. Oille. Oilloilloii. Les râles immondes, et les gargouillis zarb sporadiques, des pauvres éviscérés s'estompent, assez vite, après le départ des libellules repues. Un morceau suggestif de bassin, un estomac spongieux, désenroulé – qui n’aurait pas déplu à Serre – et des poumons éparpillés, macèrent, et palpitent, sur le sable déjà chaud, juste à côté d’une mare d’andouillettes AAAAA PEGI 18. Puis le désert, et sa robe aurifère, retrouvent leur silence surnaturel, et mortifère, sous l’aurore étanche aux pitoyables psychotragédies humaines. Iliah est sauve. Ainsi que les jerricans et vieux barils de combustibles fossiles, auxquels les robs homicides n'auront pas prêté la moindre attention. Le chaos sanguinaire n’aura, au final, guère duré que cinq petites minutes. Plus aucun mouvement pour animer le charnier. Si ce n’est la silhouette, claudicante, de Mégildas, jambe sanguinolente, qui s’efforce, à grande peine, d’escalader une dune, cahin-caha, aidé d’une vieille pétoire, qu’il plante, par sa crosse. Dans la direction opposée, heureusement, de celle où se tapit, toujours, notre souris tétanisée.

Chapitre 5
Chapitre 7