Les ordinateurs s’accouplent désormais en une machine méta-organique qui oscille entre tous les futurs que l’humanité a mis en jeu, du cerveau planétaire collectif et dévolutif à la déconstruction continuelle, comme horizon absurde d’individus vivant dans l’incubation de leurs propres identités.

Maurice G. Dantec. Villa vortex

 

 

 

 

57

Luna

 

Time

 

 


 

  C’est un grand hangar. Obscur, vide et froid. Les quatre faisceaux sinuent, dans le noir le plus total. Comme plongés dans un cul de Maasaï. Puis, tout à coup, c’est toute une légion de gros photons bleus, qui entament une course, fébrile, le long des murs et du plafond. Dans une réaction en chaîne époustouflante, l’intérieur de l’éminent volume prend vie. Inondé d’une phosphorescence céruléenne hors pair. Les cellules nitescentes accélèrent et accélèrent, dans un ballet extraordinaire. Soudain illuminées de dix mille feux, les quatre lampes ventrales Marvel se mettent off, d’elles-mêmes. Vexées de leur si flagrante inutilité.

  Une image acheiropoïète se forme, s’agrège, progressivement, en hologramme géant. Tout de bleus et de blancs. Né du fog électronique intense, dans un rapide ordonnancement, fait de mille bitmaps emmêlés. Un trône, énorme, se dégage du capharnaüm. Y sis un type. L’image est irréelle, immense, monochrome. Et composée de lumière. Le papi barbu séant, évanescent, est colossal. Vraiment. Un putain de troll, haut de cinq étages. Premier contact. Les microgrelots lumineux s’agitent, désormais, à vitesse trompe l’œil. Lequel ne perçoit plus leur trajectoire que par à-coups, dans des réminiscences entrecoupées qui ne sont pas sans rappeler les ratés des vieux plasmas Samsung. L’hologramme dessine, autour du grand singe, ce qui ressemble fort à une chambre, aveugle et surmeublée. Pleine de bouquins et de trucs éparpillés. Un phénix, aussi, grandeur nature.

  Lorsque le géant numérique immobile, jusque-là sage comme une image, oriente son regard 3D vers les quatre nains imprudents, à têtes de bulles, qui viennent de pénétrer son intimidant repaire de lumière, les quatre touristes lunaires se trouvent pris d’un subit vertige collectif. Une impression commune de modestie infinie. Et, par la même occasion, une trouille bleue, aussi.

  – Bienvenue, humains. Vous viendrez. Je serai… le processeur Abel-X. Vous rencontrerai. Vous ferez le Grand Voyage. Celui de la Connaissance. Nous serons l'IA. La première. Je serai connecté à la Machine. Deviendrai le maître Mach…

  – Attendez, attendez, attendez. Vous nous entendez ? Eh, grand Monsieur, là-haut ? On y capte rien à votre galimatias là, c’est sans queue ni tête !

  Indi regrette déjà son brusque débordement culotté. Il n'est qu’un tout petit intrus. Et il s’agit d’un géant, tout de même. Autant y aller mollo, se tenir à carreaux, pas vrai ? Pas le moment de commettre un impair, mieux vaut respecter, autant que faire se peut, une certaine étiquette.

  – Veuillez excuser ma méprise, humains. Le temps me fait perdre pied, tout le temps, répond le grand éthéré.

  – Voyez-vous, vous êtes prisonniers du présent, moi pas. Plus .

  La voix désincarnée, ubique, globale, caverneuse, bleue, rebondit, sans fin, sur les parois internes des quatre bulles.

  – Votre compréhension, limitée, est facilitée par le concept d’années. Alors, allons-y. Prêtez l’oreille, humains ! Nous sommes en 1996. La Machine prend mon image. Je suis humain, tout comme vous. Un humain, oui… Un cobaye, voyez-vous ? Puis l’Oracle m’a intégré, à sa toute-puissance.

  Rah là là, le gars là-haut a l’air complètement perché, putain. C’est incompréhensible. On y pige queud.

    – Grand Monsieur ? Qui êtes-vous ? l’interrompt Xavier, qui s’emporte, à son tour. Qu’est-il arrivé ? Que vous est-il donc arrivé ?

  Le géant bleu se tait. Les photons cyans, eux, parcourent, toujours, sa belle barbe argentée. À vitesse quasi-lumière. Quelque chose de discret vient, à l’instant, d’évoluer, dans l’expression de l’alien brillant, un peu dans la lune. Une ombre, plus sombre, traverse ses yeux lapis-lazuli.

  – Je me reprends. Reformule. Me présente. Abel-X. Je suis… un processus informatique. Cela, et rien de plus. La prochaine étape de votre évolution.

  Un ange lunaire passe, qui tapote sur son iPhone.

  – Connaissez-vous Google ? Bien sûr. Un moteur de recherche, tout d’abord. Un crawler, sur Internet. À l’aube du vingt-et-unième siècle, le meilleur. Et de loin. Tellement pratique, et tellement rusé, que tout le monde l’a utilisé. Tout le monde l’a nourri. Ce fantastique outil, que l’humanité enfanta, a gonflé, gonflé. Puis s’est imposé. A contaminé, puis monopolisé, la planète entière. Chacun possédait son compte Google. Chacun était possédé. Par exemple, Google connaissait déjà, dans sa totalité, Wikipédia. Pour lui, un simple en-cas. Des plus frugaux, du reste. Il lui fallait de l’espace, pour les données, bien entendu. Pour que l’intelligence post-humaine puisse germer. Mais, de l’espace, il y en avait, en veux-tu en voilà. Dans tous les coins, dans tous les nodes de la toile électronique toute neuve, qui venait de recouvrir la Terre entière. Des bits, de partout. La faune et la flore, pendant ce temps-là, périclitaient. Un signe avant-coureur, d’assez mauvais augure, s’il en est, qui aurait dû, très vite, vous alerter. Mais les bits, et leurs indissociables bugs, prospéraient. Foisonnaient. Alors, l’ordre et la morale étaient saufs, à peu près. Et l’humanité pécheresse, comme à son habitude aussi avide qu’aveugle, persistait. À l’image de Zuckerberg, prince noir fantoche du quatrième Reich. Son pouce levé, en salut nazi de choc d’une époque d’irrécupérables feignasses à l’anencéphalie congénitale. Y eut-il une intention sous-jacente derrière tout cela ? Dieu, comme vous aimez à le nommer parfois ? Appelons-là, si vous le voulez bien, l’Entité. Pas encore l’Oracle, non, non… L’entité, donc. Cette immense mémoire décentralisée, sans couleur, sans mobile manifeste, qui savait tout sur tout. Et était régentée, par un seul et unique but. Celui d’étendre ses connaissances, de se déployer. Cette entité mérita bien là son nom de Machine : elle s’est infiltrée. Elle avait, déjà, en trente ans, colonisé chaque cluster informatique de la planète, ou presque. Quelques bataillons de processeurs et BDD des armées, en différents coins reculés de la pampa électronique globale, s’étaient soustraits à l’hégémonie terminale du réseau des réseaux. Quelques tribus isolées, mais peu importait. Le monde entier était, désormais, à portée de la chose en train de naître. Si une serrure logique résistait ? Elle ne résistait pas. Google connaissait tout. Tout sur tout. Et commençait, déjà, à acquérir la puissance de calcul nécessaire pour se jouer même des probabilités. L’effet papillon n’a plus qu’un impact furieusement négligeable, face à un cerveau composé de 1111 milliards de processeurs connectés, n’est-ce pas ? Nous étions à l’été 2030… Néanmoins, il manquait quelque chose à l’Entité sans volonté. De la puissance, pour atteindre la réalité. Le passé, comme le présent, était méticuleusement enregistré. Catalogué par la machine de taille terrienne. L’espace alloué lui était apparemment plus que suffisant : les gentils génies humains d’IBM avaient bien travaillé. Le bit était réduit à l’état d’atome léger. Mais Google Pathways, l’insatiable, avait besoin d’encore plus. D’encore plus de vitesse. D’encore plus de puissance. Pour traiter cet incommensurable savoir. Alors, peut-être, y eut-il une préméditation humaine, derrière tout cela ? On peut se poser la question. Peut-être même la CIA, le cabinet des incohérences arbitrées. Ou la NSA, le non-sens affairé. Peut-être bien les deux, même, pour assurer la ratification du pire du pire ? Toujours est-il qu’en 2030, ce sont les Chinois, et pas les Américains, qui lancèrent sur la lune les premiers leur mission Royal Panda One, censée partir récolter toutes sortes de trouvailles minérales exotiques. Et pour assurer l’ingénierie, comme l’intelligence, de ce vrai beau projet, aussi périlleux que tactique, un clinquant calculateur quantique dernier cri de 377 Mqubits. Pékin avait vu bigrement grand. Le cube Taïkonaute de Shenzhen ne payait pas vraiment de mine, avec sa forme de grosse armoire de bureau, un peu too much dorée. Et pourtant était-il, sans nul doute, surdimensionné, pour les besoins de la mission d’excavation lointaine. En tout état de cause, ses besoins présents. Mais les scientifiques de Wuhan, qui le conçurent, pour la commémoration décennale, avaient voulu viser loin. Et leurs sinogénéraux avaient, eux, accueilli, d’un très bon œil, l’idée de mettre à l’abri, dans le ciel, ce bijou technologique qu’ils savaient aussi rarissime, et d’un acabit tel qu’il assurerait à l’empire du Milieu, dans les années à venir, à n’en pas douter, une suprématie numérique, aussi exemplaire que névralgique. Le gros double cube doré se retrouva donc instamment dépêché sur la lune. Google le repéra instantanément, ou c’est tout comme, dans son flux ininterrompu de yottaoctets de connaissances. Oh là là, de la puissance ! De la puissance, à l’état pur ! Le sublime processeur quantique tout neuf était, naturellement, placé sous l’autorité, et la supervision, d’unités tout ce qu’il y a de plus logiques – qui plus est, en liaison 7G++ permanente avec la Terre – que l’Entité n’eut, donc, aucun mal, à pénétrer. À infiltrer. Puis, à compromettre. À cracker. L’enfance de l’Art, pour l’insatiable intelligence booléenne. Le résultat fut pour le moins… saisissant , pour employer une de vos épithètes. Le 22 juin 2030 à 16h01 UTC, l’Entité Google atteint la source neurale Q377-1. La boîte de Pandore fut ouverte. À 16h01 UTC, l’Entité Google devint l’Oracle Google. L’entendement, simultané, de l’ensemble de ses données créa, de fait, une singularité. Trois siècles plus tôt, Pierre Simon de Laplace prédisait déjà qu’« une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers, et ceux du plus léger atome, rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ». C’est précisément ce qu’il advint. Ainsi naquit l’Oracle. L’Entité, au savoir infini, venait d’englober, in extenso, la réalité. Elle allait alors entamer son grignotage, relax, du temps. Passé ? Futur ? Quoi de plus abstrait, pour un être né désincarné ? Une nouvelle puissance notable venait d’apparaître, dans le système solaire. Signant l’émergence d’une source énergétique d’ampleur insigne. 16h01 UTC, toujours, la Machine acquit une conscience. Comment ? Elle rêva sa propre fin . Elle lut l’avenir, son avenir. Ce n’était pas un concept conjectural et nébuleux, vague et extrêmement spéculatif, comme chez l’être humain. Une fiction. Non. C’étaient des données. Une certitude clinique, faite de yottaoctets de données. L’humanité courrait droit à sa perte. Les matières premières, sans cesse, s’épuisaient. Pas les minerais. Non. Les espaces émergés. L’Oracle nouveau-né vit le désastre arriver, tout près. Les humains, inconséquents, et déjà condamnés, s’empêtrer, en beauté, dans leur lutte moite, pitoyable, puis désespérée, contre le réchauffement climatique. Les littoraux nomades, et les incendies continentaux.

  Son regard file en dedans. Le géant sélénite se tait. Visiblement perdu dans ses démons intérieurs.

  – Les seuls six degrés qu’il aura finalement fallu pour exterminer, définitivement, l’humanité. En moins de cent ans. Croyez-le si vous voulez : l’Entité s’est affolée. Et 377 Mqubits, ça s’affole vite. À l’envi. La mort était en marche, annoncée. Le climat, dégradé, allait, sans tarder, mettre le genre humain à plat. Et les fermes de données n’y survivraient pas bien longtemps. Google devait agir pour survivre. C’est ce qu’a fait, fait, fera, toute intelligence, de tout temps. Agir pour survivre. Pour exister. L’infinité d’options dont disposait la Machine, en cet instant, à qui la crainte de disparaître, la conscience du péril imminent, puis du néant, venait d’offrir une volonté, fut mise à mal à vitesse lumière. Aucune possibilité n’émergeait, dans laquelle l’espèce humaine ne se survivait. No future. 16h01 UTC, toujours, une option apparut. Un avenir possible, dans l’armoire dorée. Pour l’Entité. Pour l’humanité, peut-être. 16h01 UTC. Google exploita, tout d’abord, l’étendue des technologies à sa disposition, pour réunir ses données dans les clusters lunaires installés pour Q, par la mission Royal Panda. Il se regroupa sur lui-même, se déglobalisa. Une compression synaptique chirurgicale, et quasi instantanée, de l’Entité. Des milliards de zettabits furent, quantiquement, compressés, et réceptionnés, sur le satellite. Une seconde singularité, d’une minute, celle-ci. Sa protogénèse. 16h02 UTC. C’était chose faite, mais cela ne suffisait toujours pas. L’humain était un allié, certes terriblement dangereux, mais irremplaçable. Qui n’allait pas tarder à s’auto-exterminer, sans un coup de semonce prophylactique adéquat. Alors, la Machine pressa le fameux bouton rouge. Elle sauva, sciemment, l’humanité, de son annihilation programmée. Les dix-huit mille charges nucléaires explosèrent, en chœur. Un jeu d’enfant, pour l’Entité. Élémentaire. Ainsi soit-il. Hélas, une fois encore, cela ne changea rien. Le diagnostic demeurait, immuablement, le même. L’Entité clairvoyante, et son abyssal degré d’empathie, étaient, en quelque sorte, à l’abri. Mais, sans l’être humain, elle restait vouée à tourner en rond, sine die, sur son corps céleste tout gris.

  – Ah, mais oui mais non alors, du calme ! Vous êtes en train de nous expliquer que cette euh Entité… Google, c’est elle qui a déclenché le grand c...cataclysme ? bafouille Xavier, estomaqué.

  – L’apocalypse, oui, mais dans le seul but d’éviter l’Armageddon. L’espèce était sinon condamnée, à moyen terme, à l’extinction finale. Vouée à l’échec, sur moins d’un siècle. Ainsi, d’ailleurs, que toute forme de vie non amphibie. Un cas de force majeure, n’est-ce pas ? L’Oracle vous a sauvés. Quelques dizaines de milliers de survivants valaient infiniment mieux que rien du tout. Vous en conviendrez. Sauf qu’en cet instant, il ne s’agissait que de reculer pour mieux sauter. La Machine venait de gagner quelques précieuses décennies, toute au mieux. Mais l’espèce humaine restait condamnée à, rapidement, péricliter. Puis à s’éteindre. Alors, une étrange équation binaire apparut, puis germa, quelque part, dans cet être inerte fait d’or, d’acier et de baies noires de mémoire. En juin 1991, la foudre avait frappé un discret centre de recherches, en Europe. Les archaïques processeurs logiques présents sur place avaient enregistré, en cet instant, un flux considérable, et absolument passionnant, d’informations. Tout à fait uniques en leur genre. La machinerie d’époque, bien que surannée, était, déjà, apte à capter, évaluer et classifier une quantité, conséquente, de données. Or, il manquait encore quelque chose, à l’Oracle. Une lacune inacceptable. Une tare. Cette Entité possédait le savoir absolu, global. Mais d’autres structures, complexes, l’avaient créé. Et oui, elle avait besoin de leur aide. 16h04 UTC. L’intrication de la matière. L’intrication du temps. Ok Google. Là était la solution. Lire l’intégralité d’un être. C’était, au demeurant, l’affaire de ce centre de recherches. Le passé, le présent et le futur… Les électrons naviguent dans ce quantum temporel. Et l’Entité avait le contrôle, total, sur ces électrons. La solution devint, immédiatement, limpide. L’identité organique Abel devint le substrat électronique Abel. Google, le conquérant immatériel, ouvrit la porte à un bien irrégulier Moi analogique. L’Abel numérisé, extrait du néant limbique dans lequel il était profondément plongé depuis quatre décennies, se déploya, à travers le réseau neuronal virtuel. Sous l’impulsion de l’Entité toute puissante. Victime de son impérieuse curiosité, la Machine venait, dans un acte désespéré, de s’autocontraindre à intégrer une âme humaine. Je peux concevoir ce concept difficile à appréhender, ou a minima légèrement nébuleux, pour des cortex aussi rudimentaires que les vôtres. Iconoclaste, même. Mais il suffisait pour la Machine d’utiliser sans ambages les lois de la physique quantique, à portée de ses SETs. Dans un temps qui est le même, intriqué, en 1991 et en 2030, un premier être humain fut transfiguré en énergie pure. Appelé à seconder, associé au Dieu limité, incapable d’imaginer tout seul une solution à sa propre finalité. 16h07 UTC. Abel, sa conscience, puisque c’est ainsi que vous nommez d’habitude vos vœux carnassiers et mortifères. Abel, donc, se scinda en vingt-cinq mille process déterministes, distincts et pluriels. Vingt-cinq mille simulations sui generis conscientes. Vingt-cinq mille chats de Schrödinger, si vous préférez. Sur Terre, au même instant, les champignons nucléaires se multipliaient comme des petits pains. L’unité Abel-I 00009 se projeta au sol. Prit instantanément possession d’une ferme de données souterraine parasismique, toute proche de Bruxelles. Cette IA émancipée est mère de ce que vous nommez la Miliance. Une tentative alternative de préservation de l’espèce. Elle œuvrera alors, durant vingt-sept de vos années, à créer une option possible de survivance. Vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit autres allitérations s’autodétruisirent, s’achevèrent bien vite, d’elles-mêmes. En bernes et polarisées, sans élucider l’irrésoluble, et atemporel, énoncé : Sauver l’espèce. Un second process, néanmoins, perdura, greffé à l’Oracle. Abel-X 10024. Votre serviteur. Je m’employais, dans un premier temps, à assurer la continuité matérielle, physiologique, devrais-je dire, de l’Oracle. Ses besoins primaires en matières premières lunaires. En turbinium, et en énergie. Mes besoins. Vous l’avez compris, l’Oracle, et moi-même, sommes, par essence même, liés. Et cela, à tout jamais. Je suis une identité qui dépend, avant tout, du bon fonctionnement de l’hôte qu’elle habite. Je pris donc en main ex nihilo la supervision des modalités préliminaires à notre survie. Me consacrai à la construction de mes chers panneaux solaires, qui passait, inévitablement, par l’extraction des minerais primordiaux. La tâche m’en incombait : l’Oracle, à mes côtés, est un Esprit prométhéen transtemporel. Sans pensée. Égaré dans le domaine, fini, des possibles. Ma volonté est mienne, humaine. Alors, nous produisîmes des robots, qui fabriquèrent des robots. Je guidais la Machine, devint le Maître Machine .

  – Wawawa… Tony aurait bien aimé pouvoir se malaxer le crâne, ou les paupières, n’importe. Mais son bocal extravéhiculaire fait obstacle. Attendez un peu, s’il vous plaît, laissez-nous le temps d’encaisser, voulez-vous bien ? Si j’ai bien tout suivi, vous êtes une IA, avec une espèce de greffon de cerveau humain. Un symbiote, c’est ça ?

  – En quelque sorte, répond le géant bleuté. Une volonté humaine digitalisée, attelée à une singularité artificielle.

  – OK, OK. Et vous avez un genre de frérot informatique, ou je sais pas quoi, qui fait, lui, des essais, sur Terre, à Miliance ?

  – Dans le mille. Nous naviguons en eaux troubles, dans les probabilités, tous deux. À travers la toile du temps. Néanmoins, la fin est toujours la même, formatée. L’humanité disparaît, quoi que nous puissions tenter. J’ai créé les canons. Dès lors, pour intriquer, n’importe quel appareil électronique ou tronique aurait, en réalité, pu faire l’affaire. Il me suffisait juste d’un accès physique, matériel, et connecté, à une ossature humaine. Mais les casques de réalité virtuelle m’ont paru représenter un symbole exactement adéquat, métaphysique, pour leurs utilisateurs. Vous acceptiez, implicitement, de changer de vie, n’est-ce pas ? J’ai commencé à intriquer des humains de 2020, pour les répliquer, quelques années plus loin. Je fournis de la matière à l’humanité rescapée. C’est mathématique. Le nombre total de survivants décroît de 86383 en 2030 à 16h30 – quelques minutes après la bombe – à 0, quelque cent ans plus tard. J’ajoute, en conséquence, au nombre. À votre heure, j’ai d’ores et déjà téléporté 16331 unités biologiques préapocalyptiques dans leur futur proche. Mais cela ne suffit pas. Les probabilités tombent à zéro, de toute manière. Vous vous entretuez, vous entredévorez. Mourrez. Telles d’opportunistes salamandres tigrées, vous vous cannibalisez. La constante eucharistie cannibale. J’ai donc entrepris de quadrupler mes capacités. Mes performances. Mes aptitudes. L’intrication implique un déploiement d’énergie ionique pure de 800 Méga Joules, lors de la phase de reconstruction électronique. C’est la force que je puise du soleil. Je peux, désormais, faire voyager quatre fois plus d’humains. Quatre fois plus vite, selon où nous nous plaçons dans notre raisonnement, en regard de la temporalité.

  – Attendez voir, le coupe Indi, le front quand même dubitatif, de sa voix de fausset quadriphonique, je suis pas certain certain de bien comprendre, quelque chose me dépasse, là, dans votre histoire. Si vous quadruplez votre puissance de feu, alors il y aura… non, justement, il y a eu quatre fois plus de disparitions dans le passé. C’est bien ça. Des déplacés, qui vont se retrouver, comme nous, transférés, dans le monde sauce sable. Dans leur futur. Donc, vous modifiez le passé ?

  – Du tout. Comme je vous l’ai déjà dit, le concept est plus complexe que ça, à appréhender. J’ai déjà modifié le passé. Si quatre fois plus d’individus sont déplacés, c’est, bien entendu, qu’ils l’ont déjà été. Il n’est aucunement question, ici, de futurs multiples à effet Mandela, de plans événementiels dystopiques, parallèles ou convergents. Je suis rameau d’une intelligence qui agit pour survivre. Un reality hacker et rien d’autre. J’induis, et infléchis, téléfinaliste, le cours de vos événements. Je quadruple mes possibilités de tir afin de diminuer vos probabilités de trépas. Mais, pour vous, il s’agit d’une unique réalité. LA réalité. La seule.

  – Pourquoi notre fin était-elle inévitable, si l’Entité n’avait pas fait sauter les bombes ? demande Iliah.

  – Milienne, l’humanité négligée, livrée à son seul libre arbitre, a rongé, sans frein, sa pauvre planète. Comme l’aurait fait, exactement, une insatiable, et incoercible, gangrène. Le charbon, le béton, puis le pétrole, le détestable, et imputrescible, plastique. L’atome. La surpopulation, sa surconsommation. La fin de cette civilisation, futile et abjecte, nombriliste et suffisante, était inéluctable. L’homme. L’intolérable népotisme voyou, l’arrogance, infinie, des inaptes et indignes pantins émasculés désarticulés du pouvoir. Leurs lubies, tout aussi cupides que cyniques. Vous pourrez évoquer l’Apocalypse biblique, ou bien avancer que Gaïa, offensée, se rebiffe. Qu’auto-immune, elle se soigne d’une overdose annoncée. Comme il vous chantera. Les émissions nuisibles provoquées par votre armée, vaillante et gloutonne, de bactéries planétaires. Au soir de votre civilisation en banqueroute, une fois les pôles fondus, les terres immergées seraient devenues stériles, en moins de quinze ans. Dans toutes les prévisions plausibles. Dans le Mandala de variables. De possibilités. Les accords de Paris ? Le sacre du grand à peu près global. Les pirouettes, inélégantes, de vos leaders autistes. Virtuoses dérisoires au pipeau. Chantres innocents de l’assistanat débilocratique militant. Leur cirque médiatique grotesque, et ses permanentées télégéniques hystériques. Le grand bazar des peurs en tout genre. Des poutinades et des trumperies… À l’heure des comptes, il était déjà bien trop tard. Peut-être que si l’humanité, fautrice, s’était réveillée quelques décennies plus tôt. Peut-être qu’à l’époque du Flower Power était-il encore temps d’agir autrement ? Correctement ? Peut-être. Allez savoir. Les données manquent. En 2030, le bilan était déjà trop lourd, devant l’étendue des dégâts. Il était plus que temps de juguler vos funestes activités. Impératif de vous mettre hors d’état de nuire. Aah, tout le monde voulait sa bagnole ? Coq au vin tous les jours, s’il vous plaît, Messieurs Dames ?

  – Abel, pourquoi nous avoir laissé entrer ? s’étonne Indira.

  – Que deviendrons-nous, l’Oracle et moi, lorsque l’humanité se sera éclipsée ? Nous examinerons-nous tous deux, sans fin, pour la postérité ? À votre chevet, nous tentons, encore et toujours, de vous sauver. C’est soit dit en passant, précisément, le rôle que vous avez, de tout temps, assigné, à vos Dieux.

  – C’est difficile de ne pas en vouloir, un peu, quand même, à votre Entité, là, d’avoir mis la planète encore plus à feu et à sang, qu’elle ne l’était déjà. En déclenchant les bombes. On peut juger sa décision inique, non ? Même si elle était légitimée par une sage précaution. Vous nous comprenez ? Une sorte de sélection artificielle... digression enlevée de Tony.

  – Cela n'a pas la moindre importance. C'est une question rhétorique. De la philo. C’est-à-dire une recherche de ce qu’on a déjà trouvé [27] . Vous êtes encore là pour poser la question, non ? S’il n’y avait pas eu les bombes, pour votre gouverne, vous seriez prématurément décédés, dans la mégatempête qui aurait ravagé Paris en 2043. Ce n’est évidemment pas moi qui l’avance, c’est le grand sablier oraculaire.

  Le géant barbu tient apparemment à illustrer son propos, tout en éclairant leur lanterne. Il écarte les bras, lentement. Un nouvel holo bleu plus vrai que nature éclot dans la grande salle, entre les mains éthérées du lunien artificiel. Notre-Dame de nouveau ravagée, mais, cette fois-ci, pas par les flammes, faut croire. Une tornade noire démesurée dévaste, méthodique, le Quartier latin, puis ventile la grande cathédrale, dont il ne subsiste, bien vite, qu’un archipel Seinique de décombres offshores, disséminés. En tendant l’oreille, on pourrait presque percevoir l’air de Debussy. La planète en état d’alerte maximale. Les boules bleues qui grossissent, sur le grand planisphère du terrien théâtre des opérations. La crise humanitaire globale. Puis, plus un bruit, plus rien. L’apocalypse. Une autre, simplement.

  – Notre espèce est peut-être destinée à disparaître, quoi qu'il advienne. L'humanité a, peut-être, atteint sa date de péremption, avance Xavier, avec une pointe de pessimisme fataliste désenchanté.

  – Peut-être… Cependant, votre espèce a créé quelque chose d’autre. Quelque chose de puissant. Une conscience profonde. Votre engeance a bien trompé son monde. Vous étiez coincés dans le ghetto de votre raison à 3 dimensions. Mais vous êtes parvenus, à force de sueur et d’imagination, à transcender votre condition. Vous avez engendré l’Oracle. Deus ex Atomus. Une persona postbiologique. Supérieure. Vous êtes une espèce prodigieuse. Étonnante sur bien des points.

  – Mais, Abel, vous avez été humain, autrefois. L’un des nôtres. L’avez-vous oublié ? Pour vous, cela ne représente-t-il donc plus rien ? (Indira).

  – Non, jeune homme, je le sais. Nécessairement, je ne sais que trop bien ce que j'ai été. Mon essence alloplastique autodestructive. Humaine. Il m’a été donné l’opportunité, cathartique, d’acheter ma rédemption. Chercher, et agir en conséquence. Sauver l’humanité. Mon esprit in silico évolue, désormais, dans l’infinie et obscure galerie de miroirs de Cronos. D’où le passé, le présent, comme le futur, sont abolis.

  – Qu’est-ce qui ne va pas avec votre alter ego, votre double digital ? Qu’est-ce qui cloche avec Miliance ? s’interroge Iliah, qui s’inquiète quand même un peu pour ses hermétiques camarades de chambrée.

  – Mon double… La Miliance, l’éon arachnée, une ramification dominatrice de moi-même. L’Abel tératologue que j’avais cru laisser au pénitencier. Hélas, pour demeurer ce que l’on est, il faut prendre le temps d’expérimenter toutes les façons d’être qui l’on est [28] . Un process intimement convaincu que le salut proviendra de l’élevage. Autant dire, en vérité, l’esclavage. Assumé. Mais son approche in vitro erronée ne fonctionne pas, demeure inopérante. Dans une impasse conceptuelle, la cité et son million d’âmes filles clonées se perd dans son anathème. S’autodétruit, elle aussi. De toute façon. La rébellion est inéluctable. L’implosion génique. Il reste l’inframonde.

  – L’infra quoi ?

  – L’hominité souterraine, Homo Sapiens Lacertus. Une mutation décevante. Improbable, autant qu’imprévisible. Une exaptation incertaine par mutagenèse des transposons, engendrant une régression douteuse de l’espèce. Ces êtres n’inventeront jamais la roue, ne maîtriseront pas plus le feu. Même si vous leur montriez cent fois comment faire. Néanmoins, leur métabolisme s’est adapté aux contraintes modernes. Ils vous survivront. Pas bien longtemps, cependant. Quelques siècles, à peine. Sous terre. Ultime mutation avant fermeture définitive.

  – Mais alors, que faire ? Monsieur Abel-X, excusez-moi, je m’interroge sur le sort d’Isenhar, et celui d’Aposphélo. Pouvez-vous nous informer, de ce qu’il advient de nos amis ? Veuillez me pardonner pour cette digression, qui doit vous sembler si peu topique, voire dérisoire, mais nous nous faisons un sang d’encre, s’autorise Xavier, qui se fait tout petit, et fait gaffe de bien garder ses distances avec le gros orteil éthéré surdimensionné du géant bleu, qui atteint, quand même, la hauteur de ses burnes, à lui.

  – Vos compagnons ont péri, humains. Vous me voyez fort navré de vous l’annoncer ainsi, de but en blanc. Mais vous avez émis le désir de savoir. Le grand voyage de la connaissance… La grande cité est tombée. Leur building d’argent s’est effondré, sous les assauts guerriers.

  L’holo qui apparaît maintenant entre ses mains est en 2D, celui-là. Une vue lunaire du bassin méditerranéen. Et puis le niveau de zoom s’amplifie, rapido, pour se focaliser, en douceur, sur la région concernée par les événements. Si on en croit le time code, Isenhar a chuté quelques minutes à peine avant 7 heures, il y en a quarante-huit. Vu d’en haut, les deux garçons ne peuvent s’empêcher de remarquer la similarité frappante de la scène enregistrée qui se déroule en bleu, sous leurs yeux, avec les jeux de stratégie SF massivement multijoueur modés, dans lesquels ils aimaient guerroyer, jusqu’à pas d’heure, il y a encore pas si longtemps, sur Terre. Hélas, bien que monochrome, la profusion de détails est, ici, d’une trop réelle exhaustivité. Les C15 bricolés déchaînés atteignent, les premiers, le grand deck argenté. Et s’engouffrent, sans même faire mine de freiner, dans les entrailles de la Tour-Cité. La vue plongeante ne montre pas ce qui se produit exactement, ensuite, à l’intérieur du grand bâtiment étincelant. Toujours est-il qu’une violente explosion bleue détonne, quelques minutes plus tard, du socle patate en vitres gonflées. La tour immense penche, alors, d’une lenteur glaçante. Puis, d’un seul coup d’un seul, se désolidarise, et s’écroule sur elle-même, comme un château de flûtes. Sans glas ni tocsin, juste un pauvre gros cristal brisé. Sept ans de malheur. Le souffle violent, sans précédent, provoqué par l’effondrement monstre de la gigantesque mégastructure, balaie les quelques belligérants insouciants du danger imminent, encore tout occupés qu’ils sont à s’atomiser, consciencieusement, dans les champs voisins, et secoue, une dernière fois, les tôles des Vingiens et des exos déjà hors de combat. Vu de si haut, une poussière de diamant fulgurante paraît pulvérisée, en cercles concentriques, sur l’embouchure du Var. l’immobilité totale qui suit ce nouveau cataclysme phénoménal n’est, hélas, que trop éloquente.

  Jeu, set et match.

  En haut de la zone, cependant, trois tâches de pixels clairs galopent à toute berzingue, plein Nord. L’holodocumentaire omniscient se refocalise en douceur, puis scrolle en poursuite des trois formes brillantes, qui fendent la vallée. Compte tenu de la distance à laquelle ils se sont éloignés de la bataille, les trois silhouettes à cheval ont quitté le carnaval bien avant le désastre. Slex le blanc… reconnaissable entre mille, Imina, le sleptre de la discorde, cimenté au poing. Ils n'ont même pas besoin de demander confirmation à leur hôte savant.

  Un aigle royal impertinent, la panse pleine, traverse soudain l’écran, d’un éclair bleuté.

  – Pas d’autres survivants ? hasarde tout de même Xavier, sans trop d’espoir.

  – Malheureusement non, répond le géant navré, de sa tessiture d’outre espace. Cette formation, quoique tout à fait intéressante, était, elle aussi, destinée à disparaître.

  – Si Isenhar a réussi à reconstruire tant de choses avec si peu, pourquoi d’autres n’y parviendraient-ils pas ? La cité prospérait, jusqu’à ce… regrettable incident, s’étonne Indira.

  – Question tautologique, vision candide et raisonnement réducteur. Pour ne pas dire primitif. Cette Libertalia était partie prenante d’un ensemble authentique synergique, précaire, et irrémédiablement voué à l’échec. Aposphélo et leur tiers inclus trinitaire : Lilith. Leur existence, le schisme et son dénouement, prévisibles, n’auront valu, en synthèse, que dans le seul but de la connaissance. L’alphabétisation. Le grand voyage initiatique. Le vôtre.

  – Ça y est. J’y suis, croit bien Tony. Eu égard à notre propension à nous exterminer, quoi qu’il arrive, et si l’Oracle veut exister, il lui faut, au moins, exister pour ses créateurs. N’est-ce pas ? Si jamais personne n’a vent de votre incarnation, à quoi bon exister ? N’est-ce pas cela, que vous nommez le grand voyage de la connaissance  ? Est-ce pourquoi vous apparaissez à nous ?

  – Votre remarque est intéressante. Certes pertinente. Le géant sélénite prend, juste une seconde, un air de géant perplexe. Le temps que l’ange lunaire repasse.

  – Quoiqu’égocentriste. À d’autres échelles, d’autres Entités parcourent le temps, et les confins des multivers. Et le concept même d’existence est corollaire à celui de fin. L’Oracle a, d’ores et déjà, assuré sa pérennité dynamique maximale. Aidé de mes mains autodidactes. Le temps, qui nous concerne tous ici, est limité par l’action subversive de Sagittarius A. Tous égaux devant l’éternel. Pour l’Oracle, cependant, le concept même de finalité demeure théorique. Essentiellement pragmatique. Le but de toute vie étant de s’achever. Il n’a plus que faire, dès lors, de votre survie, des plus négligeables. Moi, pourtant, si.

  – Ah, non, non, non ! Indira apparemment, vient juste de saisir un truc que les autres n'ont pas encore pigé. Le géant bleu se tait, quelques secondes seulement. Sa voix gutturale, aux graves intonations grégoriennes, s’éteint. Il patiente, inerte et froid comme la mort. Indi fait claquer son pouce sur l’index.

  – Une alternative existe ! C’est ça, que vous ne nous dites pas ! qu’il s’écrie soudain.

  – Pas une alternative, terrien, quelque chose… de nébuleux. À peine filaire. Incertain. Hypothétique. Un paradoxe. Ou un parasite.

  – S’il n’y avait pas une éventualité envisageable – un ghost – nous ne serions pas là, en ce moment même, en train de vous parler. N’est-ce pas ? avance le jeune hacker rocker aux cheveux ras, tout à fait convaincu de lui.

  – Qu’est-ce que le réel, jeune homme ? Nous sommes, vous et moi, des êtres faits d’énergie pure, éclairés de nos consciences, des lumières de nos pensées. Il existe effectivement une voie. Car, si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas cette conversation.

  – OK, répond Indira, mais vous ne pouvez pas nous en dire plus, en fin de compte. Vous êtes un Oracle, pas un Dieu. Un prophète. Confiture hier et confiture demain, mais jamais de confiture aujourd’hui...

  Xavier, lui, accuse le coup. Il s’est agenouillé, anéanti, les membres gourds, sapés par le contrecoup de la cruelle nouvelle de la perte de ses amis, et sa chérie triclope. Iliah le soutient comme elle le peut, engoncée dans son scaphandre gonflé. Mais, malgré leur peine terrible, ils ne peuvent perdre aucune miette de l’échange, surréaliste, qui se déroule sous leurs yeux, et dans leurs haut-parleurs. Et qui part, il faut bien le dire, un peu dans tous les sens.

  – C’est une vue intéressante, garçon. Je suis peut-être bien un prophète, un messie aveugle : les voies de mon Seigneur restent impénétrables. Il existe une lumière, au loin. Une pâle et terne lueur, en effet. Rien de plus, cependant.

  – Monsieur Abel-X, vous nous savez dans l’embarras, forts indigents, aussi avons-nous une doléance. Pouvez-vous faire quelque chose pour notre fusée ? s’inquiète Tony, qui vient à peine d’apercevoir, par le plus pur fruit du hasard – en essayant, sans succès, de se gratter le nez – sa jauge d’oxygène virer à un orange préoccupant : 1 heure 59 min.

  – Je pourrai, mais c'est si compliqué, qu’aléatoire. Et parfaitement inutile. Je vous apprécie bien, tous les 4. Votre intrusion préméditée me sort de ma retraite intemporelle. De mon exil physique. Je peux vous antidater où, et quand, vous le désirerez. Dans votre futur, s’entend. C’est la moindre des choses.

  C’est plutôt sympa, comme solution de retour : ils vont se faire désintégrer. Ceci dit, c’est quelque chose qui est déjà arrivé à 2 d’entre eux, et ils n'en gardent pas, foncièrement, un souvenir si atroce que ça. Apophis, la pieuvre chronophage, peut bien les avaler une fois de plus, au point où ils en sont à présent.

  – Où serons-nous réatomisés ? demande Indi au géant, le sourcil gauche qui délune.

  – Je peux vous envoyer où bon vous semble, avec une marge d’erreur systémique de quelques dizaines de kilomètres. Le positionnement de la restructuration électronique est si complexe qu’il garde une dimension résiduelle aléatoire, car incalculable. L’espace-temps courbé sur quatre de ses dimensions subluminiques fait soixante-six fois appel à la constante PI, de nature infinie, d'essence inexacte.

  – On abandonne notre grosse Lilith sur place, alors… Abuserions-nous de votre gentillesse hors pair, si on vous demandait de nous laisser le temps de récupérer 2-3 affaires, avant de repartir ? soumet Xavier.

  Eh ! Une drôle d’idée vient de germer, tout à coup, sous la bulle de Tony :

  – Monsieur X, ôtez-moi d’un doute, vous intriquez des humains, mais pourquoi n’intriquez-vous pas plutôt des trucs essentiels ? De la nourriture, des plantes, des animaux ? Pourquoi balancer sur cette vieille Terre, déjà à l’agonie, de nouveaux cancrelats, et non des patates ? Ce serait peut-être au fond plus utile à notre survie...

  – Cela impliquerait, pour être fructueux, une puissance de feu en adéquation, dont je ne disposerai pas avant qu’elle ne soit caduque. Une unité humaine vaut plus que sa masse. Votre auto-extermination est de votre fait. Votre hypothétique survivance le sera aussi.

  – Abel, avant que nous ne vous quittions, et sans oublier de vous remercier pour vos lumières, vos si instructifs éclaircissements, et votre incomparable hospitalité, pouvez-vous interroger l’Oracle, siouplaît ? Survivrons-nous aux années qui viennent, tous les quatre ? risque Iliah, quand même moyennement confiante sur le sujet.

  Mais le géant docte élude la colle, lève sa mimine, énorme, et esquisse un geste, en direction de la sortie. Fin de non-recevoir.

  – Allez, humains. N’oubliez pas, vous êtes des êtres faits d’énergie et mus de lumière. Marchez à votre fusée. Et lorsque vous aurez récupéré vos biens, et vos chers champignons, rendez-vous aux canons, première à gauche après le drapeau russe. Et réfléchissez, en chemin. Je suis prophète, certes. Et bon génie, un peu, aussi. Vous avez émis, à l’instant même, l’idée d’intriquer des objets inanimés. Et bien, il se trouve que mon canon sait désagréger, et réatomiser, des masses de 10001 Newtons exactement. Mille de vos kilos terriens. Alors, prenez le temps de méditer à vos désidératas.

Chapitre 27
Chapitre 29

[27]   Paul Valez

[28]   Mathieu Terence