La maitre machine

1985

Dock 7

 

The division bell

 

 


 

  Livre d'Abel

 

  16 octobre 1985.

  Mes déplacements sont hélas, ici aussi, extrêmement limités.

  Ma promenade quotidienne suit les longs néons blancs crépitants, corrompus et déficients, qui bombardent l’alu brossé, au mur des interminables couloirs, inclinés, qui traversent, de part en part, la mystérieuse baraque.

  Nulle vue sur l’extérieur.

  Les expériences, pour lesquelles on m’a déménagé de deux cents bornes, ont lieu dans une salle, souterraine : la vieille Chapelle. Je dois avouer n’avoir encore jamais pu observer, jusque-là, un endroit pareil.

 

 

 

 

  18 octobre 1985.

  Exception faite du vieux matou errant, exagérément grassouillet, je n’ai croisé, jusqu’à présent, que deux des résidents. Raymond, le maton, un Ghanéen grossier, au crâne rasé. Deux mètres cinquante-huit de haut, et gaulé comme un mirmillon . Dans des marcels, toujours trop courts. Qui ne quitte jamais ses, elles trop larges, lunettes noires. Les flashs des néons fatigués doivent agresser ses yeux, à force, j’imagine. La brute vient me récupérer dans ma nouvelle cellule, chaque jour que Dieu fait, apparemment. Et m’escorte, menottes aux poings, pour des sessions d’une heure, à peu près. Il ne prononce pas même un mot, ne répondra à aucune de mes questions. En observant l'inexpressivité de son visage, j’ai dans l’idée que mon geôlier est, peut-être bien, muet.

  Mon petit doigt me dit, lui, plutôt, que son béret vert est planqué quelque part, céans.

 

 

 

 

  12 novembre 1985.

  Il cause, en fait.

  Je l’ai entendu, hier, échanger trois mots, avec le prof.
  François Kslovric.

  Ric, pour les intimes. Un grand blond, extrêmement osseux. Aérofreins déployés. Peut-être anorexique. Slave, en tout cas. Coincé dans un fauteuil roulant électrique. Une mauvaise chute de poney. Toujours rasé de près. Toujours sapé de la même blouse blanche, nickel. Je sais pas comment il fait.

  Le prof abîmé et sa motrice chromée accèdent à la chapelle par un plan en placo, incliné, bricolé dans un angle. Tandis que Raymond, et moi, y pénétrons via une double porte battante, située à mi-hauteur, au rez-de-chaussée. De là, on s’enfonce, sous-sol, via un putain de traître escalier, en corniche et sans rambarde, qui longe le vieux mur suintant, noirci par les ans.

  La Chapelle réaménagée vaut le coup d’œil, je te jure.
  Elle en impose. Impressionnante, c’est indéniable. Et, encore, le mot est trop faible. Simplement… Stupéfiante, devrais-je dire.

  Une rogue coupole, faite de milliers et milliers de petites facettes moirées, forme son plafond, sublime, à plus de 40 mètres de haut. En plein centre de l’hémisphère pend un gros câble en titane, torsadé, vertical. Déjà épais, lui, d’une bonne trentaine de centimètres. Autour duquel se contorsionnent, en plus, des centaines, voire des milliers peut-être, de cordons et flexibles, électriques, tout enchevêtrés les uns aux autres, plus ténus, et quelques fibres optiques aussi, qui alimentent, ou interfacent, toutes sortes de senseurs, moniteurs, et autres machins, suspendus par autant de cordelettes emberlificotées entre elles. Cette profusion fractale, hétéroclite, d’excroissances noirâtres, toutes tarabiscotées, court sur la longueur totale du câble principal. Dirigée tous azimuts, aux aléas de l’entrelacs chaotique de filins entortillés.

  Cent sondes évoquent des protocaméscopes à très haute technicité, cent autres des micros unidirectionnels, plus lambda, mais rebricolés. Quelques-unes sont crépies d’antennes inédites, d’autres piquées d’orifices pittoresques. L’amoncellement anarchoélectronique ultime file jusqu’à deux mètres cinquante du sol. Et évoque, à l’évidence même, une impossible toile d’araignée cybernétique. Version mastoque.

  L’ensemble est, en outre, parcouru d’étincelles. Bien trop fréquentes pour être honnêtes.

  Sous l’étrange machine, une table de base, ronde et blanche, pré-Ikea, côtoie un fauteuil pivotant de vinyle, assorti, en forme et taille d’œuf de brontosaure nain : le mobilier, minimaliste, de la Chapelle, sous les lueurs, changeantes, d’une dizaine d’écrans cathodiques, plus massifs, plus bombés, et très sales. Enclavés dans la paroi, pile à hauteur d’homme. Les télés diffusent des diagrammes fluos inconstants, en évolution perpétuelle, qui illuminent d’iridescences éphémères ces quatre murs humides. Et inondent, de leurs halos spectraux, le puits cryptique, creusé au cœur même des vieilles pierres.

  Nulle fenêtre, et les dix mille paillettes au plafond sont complètement opaques. Il est tout à fait impossible, dès lors, de deviner quelle peut bien être l’heure qu'il est.

 

 

 

 

  Après ces vingt-cinq années passées dans un lieu déjà passablement éloigné de toute forme civilisée de civilisation, Abel en purgea cinq de plus, consigné, hors du temps. Privé de tout repère extérieur, quel qu’il soit.


  3 janvier 1986.

  Ici, pas de télévision. Ni même une radio. On m’avait averti. Mais ça fait quand même vraiment, vraiment, bizarre !

 

  Cela fut-il pris en compte, dans les protocoles d’expérimentation du professeur Kslovric, et des obscurs individus qui œuvraient, en silence, dans son ombre ?

  Certainement.

  Et cela eut-il une incidence majeure, sur ce qui se produisit par la suite ?

  Sans nul doute.

  Mais plus personne n’eut alors suffisamment de bonnes cartes en main pour déchiffrer, correctement, la balance phénoménologique des événements.

  Plus aucun humain, s’entend.

 

 

 

 

 

  11 avril 1986.

  Ric pose trop de colles. Mon passé, mes expériences, ma culture générale, mes déductions, mes lectures, ma logique, ses lacunes. Intrigué par ce soudain intérêt qu’on ne m’avait, encore, jamais porté, je me prête, avec plaisir, au jeu. Répond le plus précisément possible, du mieux que je le peux. Toujours sincère. Et toujours spontané, comme on me l’a réclamé. Explicitement. Et le Prof note, consciencieusement, chacune de mes réponses. Sur ses chers feuillets de papier.

 

 

 

 

 

  13 mai 1986.

  Ric, depuis hier, tapote, sur un clavier tout neuf, relié à l’une de ces grosses machines noires qui ronronnent, encastrées, dans la pierre. En remerciement de ma coopération motivée, j’ai pu apprendre que le Dock 7 fait partie intégrante d’un projet beaucoup plus vaste, de recherches, sur fonds publics, concernant l’intelligence artificielle.

  L’intelligence des machines.

  Celle-ci en est encore, manifestement, à ses balbutiements. Mais progressera, à coup sûr, à pas de géant. Dans la – ou les – décennies à venir. D'après Ric, tout à fait convaincu de ce qu’il avance.

 

 

 

 

  6 novembre 1986.

  Ma contribution, en qualité de cobaye aveugle , consiste à incarner un profil biologique type, versus vingt-six mille versions indépendantes d’I.A., à venir.

  Énoncé tel quel, je ne me représente pas encore trop bien où se situe le danger, exactement.

  Même si, par habitude, je sais qu’il est là.

  Froid.

  Mais présent.

 

 

 

 

  1 er mai 1987.

  Le credo des super Docks du TARTE [1] , c'est de créer la toute première image cérébrale digitale. Un truc sur lequel la communauté scientifique, dans son intégralité, se casse les dents, à ce qu’il paraît. Mais la confiance, bornée, de Ric, ce fervent inconditionnel de Tesla, dans les progrès à venir de l’informatique, et son hyper miniaturisation annoncée, l’incite à caresser l’espoir que les années futures puissent connaître l’essor, remarquable, de son projet novateur. Et le fait est qu’il semble, pour mener à bien sa mission, disposer d’un budget plus que conséquent. Quasi militaire, pourrait-on dire. Chaque semaine, de nouveaux instruments, aux courbes toujours plus originales, agressives, apparaissent, dans la jungle de filins tire-bouchonnés qui n’en finit pas de s'épanouir, entremêlée autour du long câble suspendu. Le Dock est, à l’évidence, approvisionné du nec plus ultra des derniers gadgets hi-tech délirants conçus, puis produits, au fil des mois, à l’extérieur du vieux bâtiment. Pour la plupart, de l’autre côté du globe, même.

 

 

 

 

  3 janvier 1988.

  L’infirme dissimule, mal, certains détails de son nébuleux projet. Je le sais. Hé, mec, c’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace. Il élude, sans finesse, bon nombre de mes questions. Quand il ne prend pas le temps de noyer le poisson dans des explications alambiquées, bardées d’un obscur jargon technico-scientifique, bourré d’abréviations cabalistiques. Mais je n’ai d'autre choix, pour l’instant, que celui de jouer son petit jeu. Son petit jeu ambigu. Et de voir où tout cela va bien pouvoir nous mener.

  Alors, je continue.

  Et j’observe.

 

 

 

 

  6 mai 1988.

  Au fil des mois, les séries de questions ont évolué, de façon perceptible. Certaines ressurgissent, de manière plus ou moins cyclique, au quotidien, ou à intervalles de quarante-huit, ou soixante-douze, heures.

  Le plus souvent, sur des thèmes simples.

  Décrivez, très précisément, ce que vous avez ressenti, lorsque vous avez goûté, pour la première fois, à la chair d’une cerise.

  – Comment vous imaginez vous voler ?

  – D’après vous, les pensées ont-elles un poids ?

  Toujours mes connaissances, mes sensations, mes souvenirs, mes lectures, mon avis. Moi.

  Et des fois la bouffe, trop salée, de Raymond, aussi.

  Un questionnaire varié, et sans complexité.

  En apparence, bien sûr.

 

 

 

 

  2 novembre 1989.

  Voilà déjà quatre ans, jour pour jour, que je suis enfermé dans cette affaire. Comme un vulgaire rat de labo.

  J’ai remarqué, depuis peu, que certaines de mes réponses induisent d’infimes modifications, sur les diagrammes en tout genre, et les algorithmes abscons, qui défilent, en continu, tout autour de moi. Et ça, avant même que Ric n'ait touché à son putain de clavier.

  Je veux dire... J’ai d’abord cru, idiot que je suis, que les micros entrelacés, là-haut, captaient ma voix, pour la traduire, ensuite, en stimuli électriques, aisément identifiables par l’énorme machinerie.

  Mais les discrètes variations visuelles apparaissent, parfois, subrepticement, alors même que je cogite encore.

  Avant que je n’aie formulé.

  Me sachant plutôt profane des avancées technologiques incroyables qui agitent, paraît-il, le monde de mes contemporains, je ne m’en inquiète pas outre mesure.

  Je remarque, juste.

 

 

  22 février 1990.

  Les semaines s’égrènent. Je sens comme une symbiose, étrange, se former, peu à peu, entre l’immense processeur aux contours indiscernables qui ronronne, là, dans la grande salle.

  Et mes humeurs.

  À chaque nouvelle séance, le flux d’infos désordonnées qui s’agite, sur les grands écrans couleur, réagit, de plus belle.

  À mes pensées.

 

 

 

 

  13 juin 1990.

  À présent, dès que je pénètre dans le silo, je peux sentir s’intensifier les vibrations électroniques qui habitent ces lieux.

 

 

 

 

  2 novembre 1990.

  Cinq hivers, aujourd’hui, que je survis. Dans ce triste vase clos. Ric, et ses questions redondantes, ont fini par prendre une importance anecdotique. Oblitérées qu’elles sont par les centaines, et centaines, de graphiques arithmétiques animés, vivants, qui évoluent, devant mes yeux.

 

 

 

 

  1 er février 1991.

  Je partage avec cette chose, chaque jour, une plus dérangeante intimité. J’approche, c’est certain. Mais de quoi, exactement ?

  Je ne saurais le dire.

 

 

 

 

  11 mars 1991.

  Je me découvre de moins en moins actif, durant les périodes qui séparent les expériences. Dans ma cellule, je passe le plus clair de mon temps immobile. Calé dans ce confortable fauteuil capitonné. Guettant, comme en transe, le moment où Cerbère viendra, encore une fois, me chercher. Pour une balade de plus, dans l’insolente cathédrale de rocaille.

 

 

 

 

  24 mars 1991.

  Mes pupilles, tout comme mes pensées, restent fixées, en continu, sur la porte. Dans la pénombre. Ou, parfois, dans la plus complète des obscurités. J’aurais passé l’équivalent d’une éternité, prostré sur ce siège râpé. Sans dormir. Oubliant, de plus en plus souvent, de me nourrir. Mon corps, comme mon esprit, en apnée. À l’affût de l’instant où je serai enfin, de nouveau, connecté au machiavélique mécanisme.

 

 

 

 

  4 juin 1991.

  Ça y est. Ce soir, quelque chose, de profond, a pris forme.

  C’est là.

  Tout atome qui m’entoure appartient à une fractale, magnifique. Hypnotique. Qui ondule, océane et bleutée, depuis l’extrémité de chacun de mes doigts. Je perçois la brute, en approche. Avant même d’entendre le bruit noir de ses rangers cogner le béton brossé. L’immeuble, tout entier, transmet une légion de signaux, à mon Sarkstross-Khan premier. Je les sens, comme autant de picotements, sous la pulpe inerte de mes vieux doigts de chair. Qui effleurent, pourtant, à peine, les accoudoirs.

  Électriques.

  Mon détachement m’impressionne. Alors même que je sais, exactement, ce qu’il va advenir.

  J’en ai la prescience.

  Et n’en suis pas paniqué.

  Lorsque la lourde porte coulisse, une fois n’est pas coutume, je me redresse, et me présente, debout, face au gorille placide. Dans un garde-à-vous diogénique. Ce fut fugace, mais l’un des sourcils stoïques, qui viennent d’apparaître dans l’entrebâillement blindé, s’est dressé. Je le prends comme une petite victoire. Je tends mes poignets, bien en avant, aux plus parallèles. Afin qu’ils puissent être, promptement, menottés. Maintenant, Raymond me précède, au pas de charge, comme à son habitude. À travers les interminables couloirs, rénovés, du vieux complexe médical. Je visionne, au ralenti, ce film quotidien. En éprouvant, cette fois-ci, une très curieuse sensation d’ubiquité. Une énigme, une de plus, surgit des limbes : Dieu s'observe-t-il ?

  Je pénètre sous la cloche. Méfiance : les escaliers. Sous mes pieds nus, les vieux échelons rouillés jappent. Comme des clébards effrayés. Je prends place sous la coque tout confort de mon siège ovoïde. Face aux deux yeux sagaces de Ric, qui patiente, immobile et silencieux. Je laisse les miens courir le long de l’étrange production arachnéenne, tout effilochée. Qui nous domine tous les deux, de sa vilaine noirceur. Des faucheuses, bien vivantes, ont, elles aussi, tissé leurs toiles, dans le gros technobordel numérique parasité qui pendouille, palpitant, tout là-haut.

 

 

 

 

  Le pitbull gluant, comme à son ordinaire, réorienta ses rangers vers des activités plus culinaires. Dès passé le dernier coude de l’escalier, quitta la chapelle sans délai. Et claqua, sans plus de délicatesse, les battants, derrière lui. Abel, alors, murmura quelque chose, à la limite de l’audible. «Welcome my son, welcome to the machine.» Puis prit sa plus profonde inspiration. Et ferma les yeux.

  Dehors, bien au-dessus d’eux, la foudre frappa, violemment, l’antenne croisillonnée.

  Le choc se répercuta à travers toute la salle, dans un soubresaut dément. Sous le craquement assourdissant, les facettes au plafond vibrèrent, en diffusant mille faisceaux d’une blancheur divine, qui tombèrent, en cascade éphémère, sous le gros dôme argenté. D’un exceptionnel, et emmené, ballet éthéré.

  Sur ces entrefaites, Abel disparut.

  Il n’y eut ni flash ni fumée. L’instant d’avant, Abel était encore là, assis, immobile, sous sa coque d’œuf blanche.

  Et, l’instant d’après, non : il n’y était plus.

  Évanoui.
  Ou volatilisé.

  Ric, quant à lui, ne put voir aucun signal remarquable apparaître, sur aucun des cent écrans. Les schémas, les matrices, les pourcentages, les figures équilatérales, les équations, les coefficients, les regex, et tous les autres glyphes cabalistiques imbitables, continuaient d’évoluer. À la cadence infernale des processeurs qui bourdonnaient, concentrés sur leurs tâches, tout autour du long filin embrouillé.

  Inhumains.

Chapitre 1
Chapitre 3

[1]   Télescope Alternatif Régional de Thésaurustique Expérimentale