Je jetterai les hommes dans la détresse. Ils marcheront comme des aveugles.
Sophonie
Ø Vallée des abîmés
What Shall We Do Now?
Tout bien considéré, Anton, et son nouveau pote Xavier, se sont sérieusement préparés, en vue d’une expédition qui s’annonce difficile, dans l’inconnu. Ils ont ensaché les tout derniers aliments épargnés qu’ils ont pu dénicher, en fouillant bien dans le libre-service dévasté. Anton, de confession bio et raisonnée, n'aurait jamais cru avoir un jour à avaler des chips saveur chabichou soubressade. Là, c’est la lose !
Les quatre jerricans, de dix litres chacun, constituent les éléments les plus pesants, et volumineux, de l’impressionnant barda. Aussi sont-ils sanglés dans leur dos, tandis que les sacs de nourriture pendouillent, eux, aux torses et aux ceintures. Ainsi harnachés, ils ont entamé une marche impossible, dans le maxibrouillard à couper à la tronçonneuse, qui a l’air de s’être approprié toute la carte. Ils tâtonnent, au pif, dans un cauchemar éveillé, minimaliste, en se guidant exclusivement à la voix de l’autre. Leur perception de l’environnement est limitée à d’indistinctes silhouettes méphitiques, qui apparaissent, puis disparaissent, dissoutes dans la vapeur, comme à travers un cristal dépoli. L’ouate diurne, aux nuances citron qui évoluent au fil des heures, diffuse la lueur frileuse d’une nova devenue invisible, derrière l’épais rideau d’eau et de poussières en suspension. La nuit, la lune prend le relais et le super smog homogène vire blafard. Un lieu incertain. Ils sont vite paumés, dans ce no man’s land énigmatique, tentant d’économiser leurs réserves ridicules. Sans trop d’espoir que ça puisse en réalité servir à grand-chose. Aucun des deux gars n’a de notions médicales très précises sur l’impact exact des mégasieverts. Mais ils craignent fort que la purée de pois maltaise, sans doute hautement pathogène, dans laquelle ils évoluent, péniblement, ne laisse, à force, quelques séquelles radio induites indélébiles sur leurs pauvres poumons. Et sans doute sur leur ADN, aussi. Ils aimeraient bien, si possible, ne pas avoir à finir leurs jours munis de nageoires et/ou tentacules.
Puis, sous les semelles de leurs godasses crottées, la fange, spongieuse et détrempée, des premiers jours, se durcit, facilitant, peu à peu, leur progression cafouilleuse. Et, enfin, l’eau, une fois évaporée, la poussière, elle, retombe direct. La gravité étant, au bout du compte, toujours la plus forte. La gaze s’étiole d’éparses volutes évanescentes, et la vision, finalement, dévoile un horizon devenu, en toutes directions, uniformément ras.
Un cercle parfait.
En un mois, les bombes, et leurs effets ravageurs, ont martyrisé cette province fertile. Et l’ont métamorphosée en un vieux désert aride. On peut remarquer que la poussière s’est nettement accumulée en aval des rares reliefs. Mais même les sommets des collines ont disparu, pelés sous la poudre ocre épaisse qui recouvre tout, désormais. Au sol finissent de se décomposer, çà et là, les ultimes restes d’une végétation à l’agonie, en touffes épisodiques de racines anémiques et buissons nus rabougris. Même les insectes ont déserté ces abris devenus toxiques.
○
Anton et Xavier ne croisent âme qui vive, ce premier mois. Alors qu’ils évoluent, au hasard complet de leurs trouvailles, sous une canicule à filer une insolation à une poêle Tefal, en parcourant un univers pétrifié, d’où ne subsistent, seuls, que quelques rares fantômes d’architectures en déshérence, plus ou moins épargnées par les explosions dévastatrices. En Orange, ils traversent les décombres silencieux de la grande nécropole soufflée par l’atome. À l’ombre des vestiges bétonnés obliques, éventrés, encore branlants ou déjà effondrés, de ses buildings les plus résistants. De partout, les épaves tronquées, déglinguées et démembrées, d’ustensiles domestiques, souvenirs atrophiés du quotidien d’une civilisation décimée, la leur, jonchent le sol, atteints d’une obsolescence pas vraiment programmée, et s’enfoncent, inexorablement, dans cette couche claire de grosse poussière minérale qui, en son processus d'accrétion sauvage, ronge, recouvre, puis dissout tout, avant de sombrer à tout jamais dans l'oubli. Ils se nourrissent exclusivement, des jours durant, de boîtes de conserve insipides, et autres sodas corrosifs, qu'ils amassent, lorsque leur voyage en inconnu croise les ruines sépulcrales des ex-grandes zones commerciales. En banlieue de ce que fut Valence, c’est lors d’une session d’urbex acrobatique improvisée, dans un de ces mausolées mercantiles géants d’une ère consumériste passée, dans lequel une bonne grosse coulée de sable déconstructiviste s’est engouffrée, en embarquant la plupart des rayons, tout en saccageant consciencieusement leur contenu, qu’ils croisent un premier petit groupe de rescapés, pilleurs, sales comme des peignes, fringués chiffon. Des tronches que, comme les leurs, le mois passé dans ce nouvel environnement n'a pas trop trop ménagées.
Armés.
Trois volées de chevrotine claquent des catacombes. Avant même que toute autre forme de communication ne puisse être engagée. Aussi, Anton, Xavier, et leurs dérisoires opinels de poche, battent en retraite, vite fait bien fait, sans demander leur reste. Dans l’espoir de dégoter, un peu plus loin, une autre source de vivres plus abordable : leurs provisions dérisoires s’amenuisent comme neige au soleil, au cours de leurs marches quotidiennes, sous un Phaéton étouffant, dont plus aucun nuage n’est là pour filtrer les brûlants rayons.
Une pensée émue pour feue Cyprine, Vénus ivre aux pieds fougueux des jolis arcs-en-ciel vaporeux.
Le duo erre, sans but réel, depuis son départ de la station. Chaque nouvelle non-découverte, dans l’univers vaporisé qu’ils arpentent sans fin, réduit encore un petit peu plus à néant l’espoir que leurs proches aient pu, ne serait-ce que survivre, au désastre qui s’est, subitement, abattu sur eux. Où qu’ils regardent, l’apocalypse a bien eu lieu. Et aucun indice ne donne à croire que celle-ci puisse ne pas être globale. Des dix-huit mille ogives nucléaires référencées sur cette pauvre planète, combien d’entre elles, exactement, ont explosé ?
○
Les deux randonneurs tombent, quelques jours plus tard, sur une seconde tribu de miraculés. Avant que ceux-ci ne les aient repérés. Au bord d’une ravine, les quatre silhouettes s’affairent, penchées sur le carter d’une Golf rouge en carafe, toute cabossée, qui tient encore, personne ne sait comment, d’un seul morceau. Et dont ils ont ôté le capot, et l’ont adossé contre un squelette délabré de mur en parpaings rongés. Ils tentent, visiblement, de redonner vie au jeune tas de ferraille sans pneu. Sans grand succès.
C’est bête : un des gaillards a déposé, inconsidérément, sa carabine, debout, contre l’aile arrière de l’épave. Et Xavier s’en empare, en loucedé, au terme d’une approche pointue, à pas de loup feutrés. Puis menace, l’air méchant, les quatre comparses, du canon braqué de sa toute nouvelle acquisition. Alors, le duo se carapate au pas de course, remerciant le ciel qu’aucun des quatre péquins ne soit autrement armé. L’heure n’étant plus aux mondanités. Ils sont satisfaits de l’épilogue heureux de cette rapide passe d’armes. Et de leur magot. Même si celui-ci ne renferme que deux pauvres cartouches d’occasion.
Derrière eux, une rumeur sourde enfle, va s’intensifiant.