La maitre machine

27

Passage de la main droite

 

Terminal frost

 

 


 

  Les premiers jouants sans XO s’avèrent tous bâtis du même calvaire, corrosif. Le convoi encordé gravit des éboulis qui n’en finissent jamais, des névés fourbes et précaires, puis encore et encore de nouveaux putain d’éboulis infinis. Et, enfin, la neige vierge couvre la terre tout entière, de ses flocons immaculés aux opalins reflets. Ils se sont confectionné des vestes doublées et des surchaussures adaptées, saucissonnées de rectangles et bandelettes découpées dans la grande bâche verte. Et Iliah s’est munie d’épais chaussons de lin cousus main, en forme de spatule, eux aussi tout bâchés. La taille impressionnante de ses palmes, comme dit Tony, la maintiennent, de fait, plus aisément à la surface, que les protogodasses de ses trois compagnons, qui s’y enfoncent, en produisant le son mou si caractéristique de la gratta keka qu’on touille. Autour d’eux, à perte de vue, les cimes blanches occupent la globalité du paysage. À l’œil nu, aux quatre points cardinaux, aucun signe n’indique plus que ces montagnes pourraient avoir un jour une fin. Si les nuits et leurs intempéries sont justes terribles, et, aux éclaircies de chaque matin, les quatre larves cryogénisées bénissent Powder l’accumulateur frénétique d’avoir déniché la solide quechua cardinale, sous laquelle ils se blottissent pelotonnés, secoués d’incontrôlables frissons glacés, pour tenter de survivre à l’étreinte insupportable du froid, les réserves d’eau ne sont plus un problème, tant que l’horizon dentelé conserve son blanc parfait, et les biscuits et autres algues lentement s’amenuisent, agrémentés à l’occase de truites mal planquées, qu’ils attrapent dorénavant avec brio, d’une main ichtyologique assurée, dans les discrets ruisseaux qu’ils croisent au gré de leur traversée. Râ a, lui, au moins pour un temps, réintégré leur camp. Réconcilié, mais pas moins mutin pour autant. Tous, à la jouante, dissimulent leurs yeux derrière des tissus protecteurs, pour éviter de s’aveugler. Si le sable d’or, sous les rayons de feu, ne faisait déjà preuve que d’une sollicitude toute relative pour la cornée, la réverbération de la glace, elle, lui est carrément létale. Au demeurant, chaque autre foutu centimètre carré de leur peau est bâché. Arrimés à leur vieille ligne de vie effilochée, ils essaient de longer, le plus souvent possible, lorsque le zef sibérien ne souffle pas trop trop fort, les plus hautes crêtes, celles qui leur allouent les meilleurs points de vue sur le tas de dénivelés capricieux encore à venir.

  Ils ont laissé tomber XO, mais acquis un autre compagnon de route, tout aussi inattendu. L’aigle des hautes altitudes a, apparemment, choisi de les suivre. À priori lassé des marmottes. Et peut-être prêt, qui sait, à se frotter à proie plus substantielle. Depuis que Tony, le comique de service, a lancé «Mais non, baby, grandis un peu voyons, les aigles n'attrapent jamais les petits humains» , la jeune évadée, craintive comme un tarsier et pas dupe pour un sou, garde constamment un œil torve sur l’oiseau d’envergure exagérée qui plane, menaçant, tout là-haut.

 

 

 

 

  Puis c’est les affres de la haute montagne : dix fois, ils doivent rebrousser chemin, devant des ravins infranchissables. Dix fois, ils tombent sur des canyons sans fond. Quatre autres, sur des pics inévitables. Périodiquement, tous les cumulus du coin se donnent le mot, pour déchaîner de tout leur soul, d’abominables roulements de tambours guerriers, que Thor, le Dieu borgne, lui-même, n’aurait pu désavouer, sous des tempêtes de neige gelée qui pique, aussi soudaines qu’éprouvantes. Une paire de jumelles est un luxe qui, hélas, leur fait défaut. Xavier a perdu les siennes, en même temps qu’Yphrion a cassé sa pipe, façon de parler. Si elle sait accrocher le chaland par ses portiques saisissants, ses incroyables cheminées de fée couronnées, ses majestueux christs en croix givrés, ses vertigineuses passerelles de glace délabrées et ses redoutables tyroliennes aveugles, Mâ la vieille putain pernicieuse ne se laisse jamais dompter sans lutter, et leur sert sa panoplie criminelle, et gratinée, d’imprévisibles voies piégées, de crevasses surprise, d’à-pics impitoyables, de congères vicieuses, de méga-avalanches scélérates, de glissades interminables, et d’abysses insondables. Le grand numéro.

  Sérieux, ça caille de malade !

 

 

 

 

  Depuis trois jouants, ils ont du mal à se l’avouer, mais tous se savent désormais égarés, et c’est sur les rotules que, par un beau matin ensoleillé, d’un haut col, ils repèrent, dans son contingent d’éminents congénères enneigés, un sommet qui fait son bonhomme, coiffé d’une antenne insolente, dont l’inhabituelle, car toute artificielle, verticalité, heurte le paysage déjà naturellement fort déchiré. Ayant l’impression, irritante, de zigzaguer, indéfiniment, dans un interminable dédale de glaces, à se demander même parfois si ça ne serait pas carrément un putain de ruban de Möbius, certes sublime, mais somme toute plutôt inamical, les marcheurs lestés, harassés et asthéniés, passablement saoulés, en plus, de se cailler, jouant et nuit, les miches, ne sont pas trop mécontents de croiser une empreinte humaine, enfin, même si celle-ci n’est, sans doute, qu’un vestige hiératique de plus, abandonné, indice priapique d’un âge d’or révolu, où cette humanité ingrate et boulimique jouait encore à croire qu’elle était capable de domestiquer sa chère petite planète. Seulement, lorsqu’ils ne sont plus qu’à deux sommets de l’antenne, les quatre alpinistes repèrent un manège bien plus singulier que le récepteur d’acier en croisillons ruinés, qui, lui, semble, pour le coup, effectivement plutôt laissé à l’abandon. Tout proche du haut mât, cramponné ferme au sommet de la montagne, un terminal de téléphérique, effronté, défie le vide. Une cabine, des plus volumineuses, totalement inespérée, termine sa lente ascension, comme si de rien n’était, suspendue à son gros câble, et flirte bientôt avec la gueule béante du petit chalet de bois enneigé, échu aux embarquements et débarquements des passagers du passe-montagne. Évidemment, ils décident en chœur de s’en approcher, en gardant tous présent à l’esprit, cependant, ce célèbre adage qui dit que, si c’est trop beau pour être vrai, c’est que, fatalement, c’est suspect.

 

 

 

 


  Entre-temps, M & M’s, galopant aux rênes de leurs puissants étalons noirs, ont suivi une trajectoire quelque peu différente de celle de Xavier et sa bande. Ils ont préféré, prudents, se tenir à distance respectable du gros volcan sans nom qui fume, et ont longé les contreforts de la chaîne rocheuse, en retardant autant que possible le moment où ils auraient à en entamer l’ascension. Plus véloces que XO, les fougueuses montures se sont jouées, haut la main, des vallées sablonneuses et des plaines inégales de gravillons.

  Chemin faisant, ils ont, en outre, eu la bonne surprise de croiser celui d’une caravane qui affrétait de gros sacs d’algues sur Samalcande. Une fois n’est pas coutume, Magilan, au taquet, a tenu à en être, encore tout enhardi de sa récente altercation avec le petit gros. Résultat des courses, il a eu ce coup-ci la chance que le groupe n’ait été composé que d’ados, lorsque les choses ont, comme il fallait s’y attendre, tourné au vinaigre. Il s’en tire juste avec un seul nez cassé, et un beau coquard. Il n’empêche, les pur-sang rechignent moins, face aux algues, que devant les boulettes d’humain. Et Mégildas a pu étrenner sa grue greffée sur le crâne des pauvres atonos dont, c’est désormais une certitude, aucun n’atteindra jamais ses vingt printemps. Magilan garde en mémoire les drapages des longs linceuls éthérés qui claquaient encore tous fous, violentés par le mistral, alors que leurs propriétaires diaphanes venaient à peine de rendre leurs âmes à Dieu. Ou au Diable, selon.

  Puis, après quelques autres impondérables marginaux tout aussi bénins, sinon anecdotiques ou même anodins, en tous cas indignes d’être ici rapportés, la cavalcade sauvage du duo infernal s’est trouvée d’un coup contrariée, par un rift fortuit qu’ils se seraient plutôt attendus en fait à rencontrer sur Uranus. Et qui, par un vilain coup du sort, barrait leur route. Un os. C’est pas de pot. Alors, et c’était inévitable, la barre rocheuse et ses hauts sommets se sont imposés, comme unique voie praticable. Et ils ont grimpé, grimpé, grimpé. Puis ont fini, quelques jouants plus tard, par se défaire, eux aussi, à contrecœur, de leurs montures, qui n’encaissaient plus très bien l’altitude, et la verticalité. En tous cas, c’est ce qu’ils expliqueront, si jamais on leur pose un jour la question. La triste et stricte vérité vraie, elle restera connue d’eux seuls, et de Satan lui-même.

 

 

 

 

  Le hors-d’œuvre était déjà plutôt salé, mais, là, on frise carrément l’acharnement sadique. S’il y a bien un truc que ce Nouveau Monde apporte à Magilan, à ses dépens, c’est du muscle. Là, il boit le calice jusqu’à la lie. Les retorses épreuves physiques préparatoires de son concours d’État n’étaient qu’un risible canular, tout compte fait.

  Chaque nuit, Mégildas tente de se repérer en scrutant longuement la grande voûte étoilée, mais le keuf y bitte peau de balle. Rien de rien. Nada.

 

 

 

 

  Passablement perdus dans l’océan des pics enneigés, après 666 lacets, flèches et créneaux qui, tous, se ressemblaient, le tandem a fini par tomber, au détour d’une énième épingle paumée, sur un mini hameau de dix chalets, tout décrépis, tassés serrés autour d’un vieux terminal de téléphérique rescapé. Toujours mû du même enthousiasme exacerbé, Magilan a su rapidement se rencarder sur la place, auprès de ses indigènes un peu pleurnichards, mais finalement coopératifs. Il a appris, par exemple, que l’ex-station de sports d’hiver s’illustre encore comme haut lieu de transit, grâce à ses deux cabines étincelantes et leur centrale hydroélectrique autonome d’avant 0. À l’instar du four de Samalcande, la haute antenne désaffectée plantée là-haut, une borne au-dessus du microbled, attire comme un aimant tous les laissés pour compte qui naviguent, à l’aveuglette, sur les cimes voisines. Et lesdites cabines tombent à pic, offrant l’économie appréciable de deux à trois jouants de marche, en échange de quelques denrées seulement. Régulièrement, les caravanes d’algues transitent, elles aussi, par cet opportun raccourci. Mais, à la différence des deux formations qui nous intéressent, elles, connaissent bien les routes à prendre ensuite, et évitent autant que faire se peut les chemins de traverse.

  En d’autres termes, la station de Laron est devenue un goulet d’étranglement, quasi incontournable, dans la traversée sud du croissant combatif. Et, pour cette raison précise, Mégildas a décidé d’installer leur campement tout au sommet du drain, bénéficiant, de la sorte, d’une vue panoramique de tout premier ordre sur le massif environnant. Et, par la même occase, d’un œil névralgique focalisé juste à l’entrée de l’entonnoir. Mais c’était sans compter que la montagne, et la rétine, sont ainsi faites que la première a pour distraction favorite de leurrer la seconde. On peut bien passer des jouants et des jouants entiers à imaginer avoir entre-aperçu quelque chose bouger, dans le jeu d’ombres des roches découpées sur la réverbération verglacée de la glace, sans n’être, en vérité, jamais complètement certain de rien. Et c’est exactement à quoi notre binôme emploie son temps, statique depuis déjà une bonne grosse huitaine. Dans ce paysage grandiose, objet de toutes les interprétations, mais en réalité juste désespérément pétrifié, seul un aigle royal apparaît, depuis trois soirs maintenant, tournoyant majestueux autour des hautes cimes aveuglantes, qui campent un peu plus au Nord. Lassés de dix jouants, et surtout dix interminables nuits, d’un ennui mortel sur ce pic glacial, sous leur antiquité militaire percée, qui bat incessamment sous les intenses rafales de neige, les deux guets moroses marinent dans l’expectative, en proie au doute, et retardent à chaque instant le moment où ils vont devoir quitter leur perchoir, tiraillés. Plus le temps passe et plus sont-ils conduits à penser que le gang leur a damé le pion, une fois de plus, et se dore la pilule à l’houante qu’il est, sous les rayons ardents du plancher des vaches.

  Mégildas a calé au village, afin d’y collecter deux-trois victuailles, tandis que Magilan veille au grain, assis en tailleur, terré ratatiné, oreilles plus orteils nécrosés, ne laissant émerger du rabat entrouvert du vieil abri raidi par le gel, que son nez boursouflé qui, tout juste remis de ses fractures, est maintenant sujet aux pires engelures. Et en plus, comme si ça ne suffisait déjà pas comme ça, son pif endolori s’est mis à fabriquer des stalactites. Le vent givré picore son visage et fouette son épais poncho en cuir d’étalon noir, qu’il plaque contre son torse, pour l’instant suivant le gonfler comme une voile de goélette, et ainsi de suite, sans arrêt. Il frictionne, comme un vieux galeux, ses membres transis, que le froid, comme chaque matin, investit subrepticement, engourdit insidieusement, autant qu’il anesthésie, petit à petit, son attention, rend ses neurones l’un après l’autre velléitaires, voire carrément absentéistes, avant de finir enfin par le zombifier complet.

  Derrière le châle de coton blanc qui protège, soi-disant, ses yeux, et altère, en tous cas, sa vision, d’une trame brodée assez particulière, le regard de notre sentinelle congelée se cristallise, au ralenti, sur quatre formes indistinctes, mais bien mouvantes, parbleu, qui gravissent le sommet tout proche, séparé par une crête longue d’au max une demi-lieue.

  Son sang se glace, lui aussi. Putain, c’est pas vrai, Magilan n’en croit pas ses yeux. Faut que ça débarque, pile sous son nez, alors que, comme par hasard, son taré de copain baraqué est parti faire les courses.

  Sous un ciel maussade qui s’obscurcit déjà, mauvais, après avoir hésité aussi longtemps que lui permettait l’allure vigilante et coordonnée des quatre alpinistes aguerris, il s'est finalement décidé, d’un intrépide sursaut cognitif, à filer se planquer fissa derrière la congère la plus proche. Ne se sentant pas spécialement de taille à engager tout seul, comme ça de bon matin, les hostilités, avec le commando fringué tapis qui avance, droit sur lui, ostensiblement surarmé. Ainsi embusqué, il les voit stopper, un temps, devant le gros écriteau en bois, dont il connaît le contenu, pour l’avoir lu la première fois qu’il a atteint ce sommet sommet dit d’ailleurs du pic au mort : «Étranger, une fois dans la cabine, la chevillette, tu tireras. Puis patience, tu prendras» , suivi des quantums acceptés à la caisse à l’arrivée, en piture, blalgues ou p’trol, au choix. Les quatre vagabonds ont maintenant l’air de s’intéresser de plus près à sa canadienne, malmenée par les bourrasques, qu’il a laissé abandonnée dans sa précipitation affolée, et entrouverte en plus. Mais ils n’y jettent finalement qu’un rapide coup d’œil, avant de s’engouffrer dans la grande cabine d’alu aux baies de plexi, initialement prévue pour contenir une soixantaine de skieurs agglutinés, soit, mais heureux. La grosse malle suspendue au-dessus du vide est prête à engager sa descente vertigineuse, agrippée à l’énorme câble qui s’enfonce au fond de la vallée, ployant tout seul sous son propre poids, sous un ciel lourd et bas.

  Ô misère, et l’autre gland qui est même pas là ! Le brigadier-chef sait qu’il est impératif qu’il agisse, d’une manière ou d’une autre. Et de préférence pas plus tard que tout de suite. Il n'a pas une seule seconde à perdre. Si le géant susceptible a vent qu’il les a laissés filer, son insubordination caractérisée signera, à coup sûr, la fin brutale d’une belle et virile amitié, pourtant, il faut le dire, bâtie jusque-là sur un pied de tolérance réciproque. Il sait le molosse très chatouilleux sur le sujet. C’est pas un scoop. Alors, lorsque la cabine amorce enfin sa lente traversée, hop, il quitte son refuge et, illico, se téléporte, aussi prompt que le lui permettent ses cannes ankylosées qui s’enfoncent dans la neige vierge, vers le panneau informatif. Entreprend de le démonter rapido, à grands coups de pompes, en fines planchettes échardées, qu’il parvient vite fait bien fait à enflammer, malgré les rafales glacées et les gros flocons qui commencent à dégringoler, priant pour que ça fasse l’affaire et que son compagnon bionique soit alerté d’en bas de la vallée, par les flammes, ou au moins la fumée.

 

 

 

 

  De l’intérieur de leur cabine frigorifique, les quatre passagers, déjà un petit peu tracassés d’être livrés ainsi, à la merci des éléments, au-dessus de cinquante bons mètres de vide, repèrent, interloqués, le début d’incendie sur le sommet qu’ils viennent juste à l’instant de quitter. Et une forme agitée qui mime une flopée de sémaphores décousus dans leur direction, ou peut-être, – qui sait  ? – à l’attention de la seconde cabine qui gravit la montagne, et qu’ils vont croiser, grosso modo à tiers parcours, dans les minutes à venir ?

  Ça jette un froid.

  Y’a un blème...

  Dans la nacelle ascendante, Mégildas, chargé d’un bifteck honnêtement gagné à la force de son nouveau poignet, a, lui, par contre, instantanément pigé de quoi il retournait. Le boulet de roquet trépané hypocondriaque convulsif immunodéficient en sucre, pendu à ses basques à longueur de jouante, n'est tout de même pas assez stupide pour avoir allumé un feu de joie sans raison valable. Et, aussi, son accident auriculaire ne l’a aucunement rendu dur de la feuille. Juste avant de pénétrer dans la cabine, il a très distinctement entendu les échos du son de cloche du téléphérique, rouler dans la vallée. Ça lui a mis, direct, la puce à l’oreille. La nacelle qui cale vers lui est habitée, c’est clair. Et peut-être bien, tant qu’à faire, par la foutue petite emmerdeuse outrecuidante, qui lui a déjà, au passage, coûté un bras, et sa meute de romanichels enragés. Si c’est le cas, leur sort est scellé. Il va de ce pas les tailler en pièces. Alors, il ne fait ni une ni deux, déchire de ses ongles puissants, d’un unique et brusque crochet, la vaste baie de plexi qui ceinture sa nacelle. Total, les vents de la vallée en profitent pour s’engouffrer tous en même temps dans l’habitacle. Mais il s’en tape, ça le laisse juste de glace. Et bing, il fait feu, sans sommation, par la brèche, en direction de la cabine jumelle, de deux volées de gros sel qui claquent dans la montagne et titillent dangereusement, sur leur passage, deux superbes congères qui n’attendent, elles, visiblement, que ça, pour se décrocher.

  Sous des cieux de plus en plus menaçants, le gros barbu en rogne est en train de recharger, tandis que les deux cabines se rapprochent inexorablement, lorsque sa nacelle se trouve arrosée, en retour, d’une généreuse salve de projectiles, nourrie à fréquence exacte de mille cinquante coups minute, qui le cloue instantanément sur place, et le fait douter, quand même, une demi-seconde, du bien-fondé de sa démarche. Et puis les deux congères en dessous, agacées, viennent de céder, ça y est, et l’avalanche déclenchée, qui grandit déjà, n’augure certes pas d’un dénouement tout en dentelles. Mais ça ne l’émeut pas plus longtemps que ça. Profitant du va-et-vient de sa nacelle, qui s’est mise à osciller franco sous les assauts répétés du vent qui s’acharne, et les coups francs des balles de 5,56 millimètres, il se jette dehors, sans crier gare, d’un saut valeureux, et, de son allonge augmentée, se suspend à la coque par son membre scintillant. Les deux grosses boîtes suspendues se rapprochent, non loin du plus haut des deux énormes pylônes de soutènement. Deux structures monumentales lustrées par le gel, qui se la jouent Tour Eiffel, les pattes fermement enfoncées sous trois bons mètres de poudreuse, et dix fois plus encore de granite.

  Tirer d’une plate-forme instable vers une autre, encore plus mouvante et mal fichue, qui de surcroît grossit en tanguant, est surtout réalisable sur une Xbox 16K, et avec un bon gamepad, encore. Dans la réalité, c’est une tout autre affaire, les balles fusent dans des trajectoires plus qu’approximatives, le plus souvent en pure perte, et Indi tente de ne pas griller inutilement les six misérables projectiles qui, s’il a bien compté, sommeillent encore au chaud dans son chargeur.

  Haut au-dessus de l’avalanche, qui laboure maintenant la montagne dans un roulement sourd qui fait flipper les tympans, les cabines se croisent. Le gros robotisé épinglé, d’un second essor primordial, se lâche de la sienne dans le puissant vent arctique, à peine l’a-t-elle hissé au-dessus de sa jumelle, cent mètres au-dessus du vide. Avec le même aplomb manifeste, la même foi aveugle, que si une batterie d’effets spéciaux, ou un parachute dans son dos, un minimum quoi, étaient là pour assurer un épilogue heureux à sa pirouette de haute voltige. Il fait fi du danger, et, comme par magie, ça fonctionne. En un lob couillu à la Tsui Hark, original et vertueux, optimum et tout en chrome, le fou furieux exploite sa trajectoire, comme l’aurait fait un trapéziste chevronné, et atterri, in extremis, sur le toit adverse, qu’il s’empresse d’éventrer, afin de s’assurer, direct, une prise efficace, et une attitude tranchée. L’alu déchiré ouvre la voie aux banshees déchaînées, qui envahissent la cabine. Tous paniquent. Iliah joue la scream queen, aussi. Et s’emmêle, tant qu’elle y est, un peu les pinceaux, dans le rechargement de sa carabine. Tandis qu’Indi décide que l’heure n’est plus aux économies, et riposte copieux. La troisième balle fait mouche, heurte le coude de Mégildas, et laisse une égrenure profonde dans le cuivre, avant de rebondir vers de nouvelles aventures. Le géant mal embouché, au passage, ressent l’équivalent d’une bonne vieille grosse foulure des familles, qui se révèle vite fort heureusement passagère. Puis d’un mouvement réflexe qui lui appartient autant qu’à l’hyproc, Gros Rasibus s’aperçoit que son greffon a pris un sale coup, et vient de perdre au moins les deux tiers de ses capacités de flexion caudale. C’est plutôt ennuyeux, ça, c’est certain. D’autant plus que le gang s’est manifestement calibré en conséquence, depuis leur dernière rencontre. Sous cette conjoncture déplorable, il convient de prendre, aussi vite que possible, la tangente. Au moins momentanément, en tous cas. Pour se laisser, a minima, le temps de concocter une stratégie offensive un brin plus constructive, se raisonne-t-il à contrecœur. Mais bon, dans l’immédiat, la fuite est de rigueur.

  Alors, d’emblée, sous les cieux déchaînés, il se met à escalader, aussi vite qu’il le peut, l’énorme bras métallique, tout badigeonné de givre, qui maintient la cabine suspendue au-dessus de la glace. Glace toujours perturbée, elle, dans sa frénétique dégringolade désordonnée chargée de TNT. La neige en furie est même parvenue, dans sa chute brouillonne, pour dire, à dessouder un bloc de granit de quelque cent mégatonnes, qui roule dans la blanche en rebondissant et rebondissant jusqu’à plus soif, et vient, sur son passage, d’écrabouiller une colonne de vieux enneigeurs superflus. C’est du lourd. Un opéra roc en do majeur, aussi discordant que débridé, où la grosse caisse asynchrone dévale les grandes orgues, pendant que le blizzard s’éclate à donf sur sa pédale wah-wah. Les trois cymbales qui viennent encore de claquer à la volée, coup sur coup sur coup, le somment explicitement de quitter, sans délai, son perchoir. Aussi, d’un effort soutenu sur son attelle bousillée, il happe, de ses trois ongles d’acier, le câble blindé, se suspend dans le vide en un nouveau joli balancement fait d’inox et laisse, fair-play, la cabine s’éloigner. Bye-bye tout le monde. Maintenant, il s’en fout, il sait où ils sont, d’toute façon. Retrouvant rapidement son sang-froid, mercure aidant, il mate en haut et en bas et tout autour. L’avalanche s’est fort heureusement tarie, après avoir pétri un lot tout à fait impressionnant de poudreuse sous le câble. Lequel est, par ailleurs, il est vrai, assez élevé : le géant évincé, réflexion faite, ne se sent pas super chaud pour tenter, là, tout de suite, un saut délibéré de cette trempe. Ça ne l’enchante pas des masses des masses. Et, s’il ne bouge pas de là vite fait, le vent givrant, qui braille comme un sourd, ne va pas tarder à le vitrifier sur place, suspendu ainsi qu’il est, comme une vieille piñata battue par la tempête, sous un froid à filer une pneumonie carabinée à un grizzli vacciné.

  C’est vraiment trop con. Ils étaient juste à portée de sabot… et puis en vérité, ils le sont toujours. La cabine, qui oscille ostensiblement, n'est encore qu’à une petite centaine de mètres tout au plus, dis donc. Et le terminus lui, à plus d’un demi-kilomètre. Minute, papillon, il n'a peut-être pas encore dit son dernier mot ! C’est tentable. Non, nuance. C’est tentant. Fuck you everybody. Il ne gamberge pas plus longtemps. Commence tout d’abord par recharger, c’est le plus important. Et c’est déjà un petit prodige en soi, de sa seule main naturelle, l’arme givrée bien calée sous son bloc de barbe gelée. Et ne voilà-t-il pas qu'il s’élance, en desserrant tout doucement, juste ce qu’il faut, l’étau de ses puissants ongles bioniques ? Il amorce sa glissade au-dessus du vide. D’ailleurs, la corne de ses trois griffes crache de chouettes gerbes d’étincelles, en frottant contre le gros câble. Mais, comme prévu, leur conception est robuste, y'a pas à dire. Et l’ensemble encaisse nickel la charge, autant que l’accélération constante du, décidément pugnace, géant, galvanisé à bloc, qui dévale maintenant sa tyrolienne, à plus de cinq mètres seconde. Bien vu ! S’ils croyaient s’en tirer comme ça, et ben non, ce coup-ci leur compte est bon, se félicite-t-il. Peut-être un tout petit peu prématurément. Un long ricanement triomphal surgit, parmi les puissantes bourrasques polaires qui fouettent assidûment la pente enneigée, à 650 kilomètres/heure. La brute épaisse, futée, exulte et crâne. Pas peu fière de son ride progressiste, tout aussi adéquat qu’improvisé. L’as de la démerde. Et les banshees, qui hurlent de plus belle à ses oreilles, lui offrent un regain d’adrénaline pure. Thug life. Et puis la cabine, qu’il avait quitté à la hâte, se rapproche de nouveau, à une vitesse, heu, heu... Alarmante ! Nom de nom de Poussière ! Et celle-ci est en train de passer, paisible, le second des pylônes.

  Alors, son rire, tout à coup, se tarit. Mégildas veut piler, mais le coude, en trauma, refuse de transmettre l’info aux sabots. Durant les deux secondes, cruciales, où il ne fallait, surtout surtout pas, qu’il se rate.

  Damned, la vraie plaie ! Le géant buté, les joues en feu, voit le pylône, énorme, arriver droit sur lui, bien bien trop vite, sans parvenir à transmettre à sa main gauche – en crampe musculaire artificielle – l’ordre décisif de lâcher prise.

  Son bras de métal commotionné s'amalgame violemment, entre le gros câble et les roues de soutènement, dans un crissement effrayant, dont l’écho se perd longtemps, parmi les incantations redoublées des banshees déchaînées, sous quatre lots d’yeux affligés, à court de munitions et de solutions, qui ont vu, l’instant d’avant, ce grand con de cyberpithèque kamikaze trop speed, débouler en trombe, purement épatés par tant de suite dans les idées. Un Asperger précoce mal détecté, sans doute. Ou des gênes de ratel, plus certainement.

  Son radius, broyé, émet un piaillement déchirant de jeune vierge excisée. Son humérus, en bouclier romain, est tout mutilé. Fendu de bas en haut. Le fléau métallisé part en vrille, dans un charivari burlesque, inélégant et total inédit, qui aurait pu devenir un grand classique trash de 4chan, voire même un meme, si le pire du pire existait encore. Bien fait !

  Le câble, malmené lui aussi, gémit, en transmettant un coup de boutoir réprobateur à leur nacelle endommagée, qui roule dangereusement, secouée comme un prunier. Dans la tempête, un cri païen, atroce, accompagne la chute en toupie du géant têtu vaincu, et disparaît avec lui, englouti par les motifs complexes et indéchiffrables de roc noir et de neige blanche, qui recouvrent la montagne, 150 mètres en contrebas. No comment.

  Dans les rangs alliés, fort heureusement, aucun blessé n’est à déplorer. Ils s’en tirent indemnes, une fois de plus, et en remercient, platement, leur bonne étoile. Ouf, une fois encore, il ne s’en sera fallu que d’un cheveu.

  Cinq minutes plus tard, la cabine déchirée atteint, enfin, d’une lente descente groovy en roulis chaloupé, le fond de la vallée, et trois familles, restées pantoises, devant le spectacle inattendu de ce si surprenant ballet aérien, qui a quand même brassé, dans sa tourmente excentrique, quelques centaines de tonnes de fraîche. Et laminé, en victimes collatérales, deux pauvres innocents chalets.

Chapitre 18
Chapitre 20